Jan Baetens et Bernardo Schiavetta
Définir la contrainte in Annexe, Le Goût de la forme en littérature.
Résumé et remise à jour de l'article « Définir la contrainte ? » initialement paru dans Formules, n° 4, pp. 20-54.
Le terme et son usage
« Contrainte ». Les auteurs de l'Oulipo ont repris ce terme au vocabulaire de l'ancienne prosodie, celle qui demandait aux poètes de « se soumettre aux contraintes du mètre et de la rime ». Au-delà de cette remise en circulation d’un terme ancien, le succès de quelques grands auteurs du groupe comme Queneau, Perec ou Calvino (pour ne nommer que ceux dont l'œuvre est close) a introduit, dans la littérature des quarante dernières années, un goût de la forme particulièrement original, qui est constructif et ordonné sans être passéiste, et transgressif sans être anti-humaniste. Mais, qu'est-ce qu'une contrainte oulipienne ? À première vue, il suffirait de définir ainsi toute règle textuelle créée ou utilisée par les oulipiens. Malheureusement, cela est impossible à cause des « plagiats par anticipation », c’est-à-dire des textes oulipiens avant la lettre, reconnus comme tels par l’Oulipo.
Bien plus encore, il existe de nombreux auteurs contemporains extérieurs au groupe comme, par exemple, Régine Detambel ou Jean Lahougue, qui appellent « contraintes » leurs choix de composition. Dans le domaine de la critique, l’usage du terme tend à se généraliser, servant de plus en plus à nommer les programmes formels utilisés par tout type de créateur. Nous pourrions en multiplier les exemples en français ou en d’autres langues, dans tous les genres littéraires, mais nous préférons renvoyer aux numéros parus et à paraître de notre revue Formules, qui a fait connaître une grande quantité d’auteurs de ce type, soit grâce à des comptes rendus ou des études d’œuvres, soit en publiant des créations inédites ou des rééditions.
Il faut donc se rendre à l’évidence, ce terme a pris une signification nouvelle, qui reste à définir.
Un définition plurifactorielle
Notre première synthèse définitionnelle sur les écritures et lectures à contraintes, parue dans le numéro 4 de Formules, après avoir défini logiquement la contrainte en général, a privilégié une approche inductive, qui partait d’exemples textuels concrets, où les auteurs avaient explicitement utilisé le mot contrainte pour qualifier leurs modes d’écriture.
Nous rappelions alors que tout texte est nécessairement le résultat de la mise en œuvre de règles arbitraires et conventionnelles, c'est-à-dire de contraintes arbitraires systématiques de production et de réception textuelles, qui sont partagées conventionnellement par ses utilisateurs.
Parmi ces règles textuelles certaines sont constitutives des faits de langue (les normes langagières) et d’autres sont indispensables à la communication optimale (les règles pragmatiques du discours).
Pour ces deux raisons, ces normes (normes langagières et règles du discours) sont absolument premières à toute autre règle textuelle et leur application est nécessairement générale. Autrement dit, s’ajoutant à ce donné antérieur qui est l'existence de contraintes constitutives des faits de langue et de communication (optimale), toute règle textuelle autre que les normes est donc nécessairement une sur-contrainte. Ainsi, non seulement tout ajout systématique, mais également toute suppression ou modification systématiques de l'une de ces normes est nécessairement une règle seconde et supplémentaire. Il s’ensuit également que l’application de ces sur-contraintes systématiques n’est pas nécessairement générale.
En effet, certaines sur-contraintes systématiques peuvent constituer, de manière moins fixe et durable que les normes, et par une application toujours particulière, des canons de « genre » au sens large du terme, comme les règles anciennes de la prosodie ou du théâtre ; d’autres, peuvent modifier plutôt la qualité pragmatique de la communication comme, par exemple, les règles de la fiction ou celles de la fatrasie et de l’énigme (qui modifient respectivement les règles pragmatiques de vérité, de cohérence et de clarté) ; etc. Enfin, l'application non nécessairement générale des sur-contraintes systématiques comporte une restriction qui révèle très clairement leur caractère second : elles ne s’appliquent quasiment jamais aux péritextes. Ainsi, par exemple, les titres, sous-titres, avertissements, prologues, postfaces, notes, annexes diverses et mentions légales de publication des poésies versifiées ne suivent pas les règles de la prosodie : seul le texte proprement dit se soumet « aux contraintes du mètre et de la rime ».
En résumant, les sur-contraintes textuelles systématiques peuvent être définies comme « des règles plus ou moins notoires qui s’ajoutent, dans certains cas particuliers, aux normes langagières ou pragmatiques ».
Il est donc possible, pour définir ce qui est et ce qui n’est pas propre aux normes dans un texte donné, de préciser de manière objective et falsifiable des critères, des traits dont la présence peut être ou affirmée ou niée en bloc. Ces définitions sont donc objectives, car les critères utilisés ne peuvent être que présents ou absents.
Hélas, nous avons ensuite échoué dans la quête d’une différence spécifique unique pouvant définir de manière objective et falsifiable la contrainte de type oulipien et para-oulipien. Celles-ci restaient confondues à l'intérieur de la classe plus étendue des sur-contraintes textuelles systématiques, classe dont font partie également les canons littéraires historiques.
Il nous a semblé alors que la présence des divers critères définitionnels, que nous avions adopté et écarté tour à tour, ne pouvait être établie que par plus ou par moins, de manière relativement floue.
En effet, il nous est apparu que toute question sur le caractère très contraignant (restriction des réécritures possibles), ou très saturant (en traits stylistiques matériels), ou peu conventionnel (nouveauté ou rareté) d’une sur-contrainte textuelle systématique ne pouvait se poser qu’à propos de son degré de restriction, de saturation ou de rareté. De tels « critères » impliquent en réalité une série indéfinie de degrés, où un seuil discriminatoire ne saurait être fixé sans arbitraire.
Nous en avons ainsi conclu que le terme « contrainte », dans son usage actuel, recouvre plutôt un « cluster concept », et que sa définition devait rester souple et tenir compte d’un faisceau de critères graduels, c’est-à-dire de plusieurs facteurs à géométrie variable.
Les contraintes telles que nous les entendons recouvrent donc toutes les sur-contraintes textuelles systématiques qui sont à la fois les moins conventionnelles, les plus saturantes dans la production matérielle de tel ou tel trait stylistique et les plus restrictives dans les choix possibles de récriture selon leurs propres règles. Nous pourrions dire, plus brièvement encore, qu’elles sont des règles textuelles inusuelles, productrices de textes stylistiquement sursaturés et peu corrigibles.
Trace textuelle et types de contraintes
En toute rigueur, si une contrainte (selon sa définition lexicographique la plus générale) est une entrave à la liberté d’action, il n'y a pas de contraintes proprement dites dans le texte, car le texte en soi n’est pas une action, mais plutôt la trace de l'action d'écrire.
La notion de contrainte textuelle systématique (règle) a toute sa pertinence lorsqu’elle désigne quelque chose qui exerce une coercition sur le devenir du texte, là ou le texte est une action. Les contraintes-règles pourront alors restreindre certains choix de la production textuelle (l’écriture) ou de la réception textuelle (la lecture), ou bien elles pourront restreindre certains choix concernant ces deux activités.
Il existe toutefois des contraintes de production textuelle non corrélées à une contrainte de réception textuelle, comme c'est le cas de tous les procédés qui effacent leurs traces dans la version définitive du texte produit : par exemple ce que Roussel, dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, nomme son procédé évolué. Le résultat de ce type de contrainte-règle sera alors une écriture à contraintes et non pas un texte à contraintes.
Il existe enfin des contraintes de réception textuelle isolées, comme, par exemple, l'interprétation allégorique d'un texte qui n'a pas été écrit explicitement comme une allégorie. Le résultat de ce type de contrainte-règle sera alors une lecture à contraintes et non pas un texte à contraintes.
Il est clair donc qu’une règle textuelle ne sera pleinement telle que lorsqu’elle prescrira des contraintes systématiques corrélées de réception et de production textuelle. Dans ce cas, la contrainte-règle restreint à la fois un procédé d’écriture qui permet de produire des traces textuelles spécifiques et un procédé de lecture qui permet de reconnaître ces traces, lesquelles sont nécessairement objectives et explicitables. Le résultat de ce type de contrainte-règle sera alors d'un texte régi par des contraintes. Or, tout texte, nécessairement produit selon ces contraintes constitutives de la langue que sont les normes, est déjà, à son niveau le plus élémentaire, un « texte à contraintes ». Souvent utilisée telle quelle, par commodité, cette expression imagée aurait donc besoin d’être complétée par un adjectif : texte à contraintes prosodiques, dramaturgiques, oulipiennes, etc.