FORMULES

Editorial du numéro 1


Jan Baetens & Bernardo Schiavetta

ÉCRIVAINS ENCORE UN EFFORT...
...pour être absolument modernes !

    Telle sera l'une des devises de notre revue, dont l'initiative a été prise par deux écrivains qui ne sont pas Français "de souche", ni même d'origine francophone. Pour nous, le choix du français comme langue de réflexion et de création est cependant logique, dans la mesure où le français est le lieu par excellence de la modernité, et qu'il est utile de le répéter en ces temps où il est question du déclin de la culture française.

    Plus dangereusement encore, aujourd'hui la question même de la modernité semble avoir disparu de l'horizon littéraire. Le goût de l'expérimentation, le souci non académique des formes, le risque des manières d'écrire excédant l'attente du lecteur, le parti pris d'une solitude certaine, tout cela ne fait plus, depuis quelque dix ou quinze ans, l'objet d'aucun désir. A l'époque dite du postmoderne, lecteurs et auteurs en reviennent à ce qui est présenté comme la seule assise valable du commerce des lettres: le récit, le témoignage, l'aveu, le cri, bref la parole aussi franche, aussi immédiate et spontanée que possible, parée parfois, chez certains, d'un agrément de style très convenu, mais toujours aisément paraphrasable sur les plateaux de télévision.

    Ainsi, on est arrivé peu à peu à considérer la modernité comme une époque révolue, située quelque part entre le prémoderne et le postmoderne.

    Nous pensons, bien au contraire, que la modernité est toujours inactuelle et qu'elle devrait être comprise comme cet effort de tous les temps pour dépasser les limites admises du discours, effort que les avant-gardes ont réalisé en cassant les modèles du passé, dans une quête éperdue de l'unique, du "jamais fait". Mais ce filon iconoclaste est, avouons-le, désormais passablement épuisé.

    Occultée par le tapage des tendances iconoclastes, une autre voie de la modernité, radicalement opposée à l'expression romantique, privilégiait depuis longtemps le calcul conscient comme moteur de l'écriture. Cette voie est celle d'Edgar Allan Poe, postulée comme une « hypothèse ingénieuse » dans sa Philosophie de la composition ; celle de Roussel, révélée dans son Comment j'ai écrit certains de mes livres ; celle aussi (dans la lignée directe de Poe) de Mallarmé et de Valéry, qui faisaient naître l'oeuvre d'un travail sur les mots ou les formes; celle enfin des contraintes de Queneau et de Perec.

    La perte de crédit dont pâtissent aujourd'hui les anciennes avant-gardes, ne doit pas entraîner la disqualification de la modernité dans son ensemble. Bien au contraire, leur effacement relatif nous permet de suivre désormais cette voie occultée, où tout progrès est possible.

    Le progrès, cette notion périlleuse si elle est mal comprise, nous le définissons d'un point de vue technique, comme recherche du minimum de complication dans le maximum de complexité.

    L'avancée, alors, n'est plus fonction du rejet de ce qui précède: elle résulte moins de la très problématique invention ex nihilo que d'une reprise constructive des formes existantes : celles des avant-gardes, certes, mais aussi les plus « traditionnelles ».

    Etre moderne, ne consiste donc pas à vouloir être à la mode, dans ce qui est moutonnièrement contemporain, mais plutôt à essayer d'écrire mieux, d'intégrer au processus d'écriture la totalité des éléments en jeu, d'en exclure également ces aspects-là qui restent sans pertinence pour le projet en question.

    Cela touche, risquons le mot, à une volonté de construction, voire d'hyperconstruction.

    Aujourd'hui, en effet, de nombreux écrivains — dont les noms et les oeuvres figurent plus loin — pratiquent ce que nous appelons l'hyperconstruction. Si leur point de départ a souvent été le constat de l'épuisement de la modernité avant-gardiste, ils sont arrivés à cette nouvelle forme de la modernité par des voies indépendantes, mais guidés toujours par la même volonté de dépasser l'attente du lecteur.

  1. Des bienfaits inattendus de la critique postmoderne

    Nous croyons que la perte de qualité littéraire qu'observent tant de lecteurs, s'explique probablement, chez les écrivains, par ce rejet de l'effort et du risque. C'est une idée fausse, en effet, de croire que les règles d'un discours, surtout si elles sont strictes et complexes, empêcheraient ce dernier de librement s'épanouir. Au contraire, dès qu'on rejette les conventions de l'écriture, le travail qui en résulte s'avère tragiquement proche des banalités informes qui nous traversent la tête chaque fois que nous croyons parler ou écrire directement. Comme l'a noté naguère Renaud Camus, la nécessité d'une discipline formelle trouve en ce point sa justification la plus radicale: « Le naturel, c'est la culture. » Donc, plus vous croyez parler naturellement, plus vous êtes sincère et plus vous êtes parlé par votre culture, votre âge, votre milieu, etc. Ce n'est qu'en imposant à son discours des contraintes formelles toutes artificielles, où s'embarrasse le vouloir-dire, qu'on peut espérer échapper au babil implacable, en soi, de la Doxa. Ainsi l'écriture, au sens moderne du terme, s'articule-t-elle à une éthique. »(1)

    Dans la production récente, beaucoup d'écrivains engagés un jour dans la modernité ont certes réussi leur reconversion à des pratiques plus immédiatement payantes, mais d'autres ont persisté, rejoints par des voix plus nouvelles, aujourd'hui malheureusement privées de tout appui institutionnel un peu solide. Ainsi, le déclin des revues, abondantes pourtant, puis l'absence de vraie politique éditoriale dans les collections qui ont fini par se ressembler les unes aux autres, c'est- à-dire à rien, enfin les difficultés de la librairie de création, ne sont pas pour rien dans l'impression largement répandue qu'il ne reste plus grand-chose de l'effervescence des deux décennies 1955-1975. Les efforts de P.O.L, surtout dans le domaine de la « poésie », et l'engagement de petites maisons comme Verdier ou Champ Vallon, avant tout en faveur de la « prose », ne doivent pas dissimuler l'arbitraire qui domine de nos jours la politique des éditeurs. La multiplication des proses et des poésies postmodernes, mollement écrites, conventionnellement iconoclastes, modérément tapageuses, jouant essentiellement sur le consensus des belles âmes intellectuelles et sur le bon sens et les grands sentiments d'un large public, n'a cependant pas eu que des effets négatifs sur la modernité. Les critiques formulées par les tenants du postmoderne nous ont permis de revoir l'idée que l'on se fait du moderne, et partant de la stratégie à mettre en pratique lorsqu'on prétend, comme c'est l'ambition de ces pages, faire oeuvre de modernité. Les objections postmodernes peuvent, du moins en littérature, se ramener à trois grands types :

    Chacune de ces trois critiques mérite de toute évidence un examen plus détaillé, selon trois aspects des oeuvres de la nouvelle modernité que nous appellerons le formalisme, la lisibilité de la règle et le plaisir du texte.

    1. Formalisme transgressif et formalisme constructif

      Alors qu'il avait longtemps suffi de chercher « du nouveau » (mais toujours sans aller « au fond de l'inconnu ») pour prétendre avoir « écrit », l'épuisement graduel de cette recherche de l'Unique, du « jamais fait », du neuf pour le neuf n'échappe plus à personne, surtout si l'expérience vise avant tout la destruction des formes existantes. En effet, la « philosophie de la décomposition »des avant-gardes, avec leur formalisme transgressif, se contentait trop d'éliminer les modèles prémodernes. Mais une règle ne peut être enfreinte de manière véritablement créative qu'une seule et unique fois, et comme il n'y a pas un nombre illimité de règles à enfreindre, cette dynamique s'abolit d'elle même. Après, il ne reste que le « néomoderne »: la répétition du geste transgressif, l'imitation d'antimodèles et leur transformation en recettes d'école. Cet anti-formalisme figé refait, à l'envers, l'oeuvre d'un certain académisme, lequel repose sur l'imitatio de modèles canoniques.

      Le problème s'aggrave encore lorsque le principe de la transgression finit par se confondre, comme il arrive fréquemment de nos jours, non plus avec la furie autrefois salutaire de Dada, mais avec la simple absence de soucis formels . Ainsi, l'anti-formalisme triomphant des avant-gardes a fini par se dégrader en banal a-formalisme, comme si le rejet de tout programme formel pouvait être le chemin le plus court vers la libération du sujet.

      En poésie, cette idée naïve de la nécessaire décodification du langage métrique est malheureusement fort répandue, car l'on assimile volontiers, abusivement, les contraintes formelles aux contraintes policières: Barthes, dans sa Leçon, avait eu la faiblesse intellectuelle de comparer les règles de la grammaire au fascisme… Faut-il donc voir dans notre goût pour l'organisation stricte de l'écrit un pendant à quelque parti pris pour l'ordre musclé en politique ? Certes non, et même le contraire. Comme nous l'avons écrit, le rejet de toute norme asservit l'écrivain aux diktats non conscients du spontané, aux caprices de l'époque et du moi. L'absence de règles formelles, ainsi, s'avère autrement plus autoritaire que la libre adoption d'un programme d'écriture.

      L'étude exemplaire que Jacques Roubaud a consacrée à la crise du vers, La Vieillesse d'Alexandre (2), offre une belle illustration de cette progressive dégradation. D'abord, les aventures de la poésie aux 19e et 20e siècles se sont à bien des égards confondues avec le saccage méthodique de l'alexandrin, mais la montée rapide et généralement joyeuse du seul vers libre — dont témoigne exemplairement l'anthologie célèbre de Bernard Delvaille, La nouvelle poésie française (1974) — a fini par faire oublier l'essentiel : son opposition créatrice à l'ancienne prosodie. Ainsi, le vers libre s'est trouvé en même temps prosifié et envahi par des alexandrins et des octosyllabes inconscients.

      En effet, le vers libre a été jadis une anti-métrique, un effort de ne pas faire des alexandrins. Hélas, à présent, nos Messieurs Jourdain a- formalistes produisent des alexandrins à foison, et sans le savoir… Écrivent-ils pour autant des textes de qualité ? Nous ne le pensons pas. Pour cela, il eût fallu déjà pratiquer un vers libre conséquent avec sa nature propre.

      S'il nous semble inopportun de souscrire à la thèse convenue de la liberté du poète, c'est qu'elle a le tort de repousser dans l'ombre une poésie toute différente, fondée sur l'exaltation et la radicalisation de la règle (la contrainte) : une poésie où des principes de versification autres se substituent ou s'ajoutent aux règles classiques, comme nous le voyons avec soulagement chez certains poètes qui nous intéressent.

      Dérivées d'un dispositif formel, mais sans s'y réduire lorsqu'elles sont réussies, les productions ainsi conçues se placent bien sous l'enseigne du credo valéryen: « les belles oeuvres sont filles de leur forme — qui naît avant elles » (3).

      C'est de pareille tradition moderne de la règle (dont le relatif oubli est pour beaucoup, sans doute, dans le discrédit actuel de la poésie) que notre revue cherche à examiner, critiquement, les enjeux, c'est à dire autant les réussites que les problèmes.

      Ce qui vaut pour le vers vaut aussi pour la prose, et l'on comprendra pourquoi nous avons reconnu chez certains écrivains une nouvelle modernité, visible dans leur volonté d'organisation et de construction, certes bien différente des avant-gardes de souche dadaïste ou surréaliste, mais différente aussi des constructions crypto-académiques du discours littéraire postmoderne.

    2. La lisibilité de la règle, ou l'ouverture des formes fixes

      Cependant, la question de la modernité telle que nous l'entendons ne se confine en aucune manière à un problème d'écriture proprement dite. La lecture est aussi notre problème.

      Trop longtemps, en effet, le prestige des concepts d'originalité et de modernité a permis à des auteurs tout à fait quelconques d'écarter toute critique comme réactionnaire par définition, les dispensant de se soumettre au jugement du lecteur. Pourtant, la modernité d'une écriture reste inachevée aussi longtemps qu'elle ne débouche pas sur la mise en question de l'oeuvre unique, que personne ne saurait refaire sans tomber dans le ridicule du « déjà fait ».

      En toute logique, si la modernité cède l'initiative aux mots, selon la belle expression de Mallarmé, alors l'écrit qui en provient ne peut jamais être la propriété privée de tel ou tel auteur, pour singulier ou exceptionnel qu'il se rêve. Il faut en revanche que le lecteur, ayant saisi les mécanismes et les enjeux du texte, ait l'occasion, s'il le souhaite, de prolonger ce texte ailleurs, ou de le modifier, quitte à se voir lui même continué ou récrit lui aussi par ses propres lecteurs. Ce partage des procédés a été autrefois courant : la Renaissance française, par exemple, a repris le sonnet italien avec des variations infimes au départ, passant peu à peu des simples traductions à des réélaborations, pour aboutir enfin à des développements nouveaux.

      Encore faut-il que le statut du lecteur change, et que les minuties accordées au texte deviennent lisibles c'est-à-dire susceptibles d'être identifiées, reconnues, en un mot lues et jugées par le lecteur avec plaisir.

      Ce que nous appelons la « lisibilité de la règle » définit donc la perception joyeuse de l'ordre générateur d'un texte, non pas dans le seul but d'obtenir le déchiffrement escompté par l'auteur, mais afin de créer une possibilité d'échange, de reproduction et de variation créatrice. Ces règles d'écriture pourront devenir ainsi des sortes de « formes fixes » applicables aussi bien au vers qu'à la prose.

      Une oeuvre véritablement ouverte (pour reprendre le terme déjà un peu oublié d'Umberto Eco) ne peut pas être, au moins pas seulement, une libération produite par le refus de tout carcan Cette interprétation anarchisante est même la plus pauvre que l'on puisse en donner. L'oeuvre ouverte peut être comprise dans un sens contraire à toute idée de dérèglement, pour signifier alors la liberté qu'assure justement l'emploi de formes comme principes générateurs de création, de lectures et de transformations sans fin. Etre moderne, ainsi, (il convient d'y insister puisque c'est très exactement notre position), revient aujourd'hui à essayer de partager les règles de l'écriture. De cette manière, l'hyperconstruction, qui est un état de discours, état inachevé et inachevable s'il en est, s'assimile aussi à un état d'esprit, qu'il n'est pas exagéré de qualifier de foncièrement transindividuel : les règles et contraintes d'écriture que l'on retrouvera dans cette revue ne seront jamais l'apanage de l'écrivain qui s'en dirait l'inventeur, mais obtempèrent logiquement à l'idée de partage inhérente à tout procédé de composition, surtout à ceux qui donnent l'initiative aux mots et aux formes. Les contraintes ne sont pas des contraintes, mais plutôt des matrices vivantes pour l'imagination créatrice. Notre « philosophie de la composition » (pour reprendre les termes de Poe) aboutit inéluctablement à la production de multiples, à la répétition infiniment variée de modèles en vers et en prose, dans une conception très élargie de l'ancienne dynamique des formes fixes poétiques.

      Nullement exclusif, notre goût des formes fixes n'a donc rien de nostalgique, mais accuse notre conviction que, même dans ce domaine-là, tout reste ouvert.

    3. Contre l'ennui : le plaisir du texte.

      Enfin, et c'est sans doute un troisième défi majeur qui se pose aux écritures de la nouvelle modernité, il est de rigueur que ce travail ne dégénère pas en une acrobatie langagière vide de toute portée, en un exercice de haute voltige verbale : il faut que le plaisir du texte et le plaisir tout court y trouvent leur compte. Longtemps, on le sait, modernité et jouissance ont eu tendance à s'exclure férocement l'une et l'autre, le plaisir de lire et d'écrire étant jugé de droite, la doctrine moderniste s'opposant à tout fléchissement de la rigueur. Comme l'écrit Dominique Noguez, dans une analyse décapante du cinéma politique (trop « sérieux ») des années 68, ce n'est là qu'un préjugé parmi d'autres, de droite justement : « On ne voit pas pourquoi la révolution devrait commencer par interdire. Et surtout par interdire un plaisir — un plaisir esthétique, c'est-à-dire gratuit. Ce sont les bigotes qui sont contre le plaisir, pas les révolutionnaires. Ce sont les épiciers qui sont contre la gratuité, pas les révolutionnaires  » (4).

      Pour notre projet la thèse de Dominique Noguez signifie au moins ceci : que le souci de lisibilité de la règle aurait tort de se couper de sa dimension psychologique, celle qui concerne directement le plaisir de la lecture (5). Car si tout écrit qui donne envie de se faire lire est « lisible », une règle lisible éveille, chez l'écrivain-lecteur désireux d'exploiter et de développer les mêmes principes, le plaisir de lire mieux . L'ennui si justement reproché à d'innombrables textes de la modernité, est donc loin d'être une fatalité, une séquelle inévitable des prémisses de l'hyperconstruction. Plutôt est-il le talon d'Achille de la modernité : l'ennui étant fondamentalement une exclusion du lecteur (6).

      Par conséquent, l'absence ou le manque de lisibilité de la règle ont inexorablement des effets dévastateurs sur la lecture, et partant sur l'hyperconstruction elle-même, toujours perfectible parce que partagée. Etre moderne, finalement, c'est donc aussi affaire de plaisir, même si ce n'est jamais un but en lui-même, encore moins un moyen de se détourner du texte.

  2. Échecs et réussites de la nouvelle modernité

    Nous croyons percevoir l'émergence d'une nouvelle configuration du moderne dans certaines oeuvres actuelles, où nous retrouvons des pratiques d'écriture et de lecture qui sont les nôtres. Cette parenté pourrait nous inspirer un discours naïvement militant. Mais apologétique et dithyrambe ont déjà été trop longtemps le seul discours des diverses écoles de la modernité. Il nous semble que ce temps est désormais révolu et que le sens critique est le seul instrument intellectuel digne de ce nom que l'on puisse utiliser en littérature.

    En effet, à confronter notre modèle de modernité, comme hyperconstruction plaisante autant que lisible, aux oeuvres modernes qui continuent malgré tout de s'écrire en ces années postmodernes, il nous semble tout à fait normal de constater que leur réussite n'est jamais absolue.

    Ainsi, les trois tendances majeures qu'il est possible de distinguer à l'intérieur de ce corpus, ont toutes leurs points forts et non moins leur plus ou moins grands défauts. Nous parlerons à ce sujet, par commodité, d'hyperconstruction proprement dite, d'hyperconstruction transgressive et des "écrivains du silence", tout en sachant que ces tendances sont souvent imbriquées, mais toujours clairement distinctes de l'a-formalisme postmoderne.

    1. L'hyperconstruction proprement dite.

      Dans la littérature de langue française, l'hyperconstruction est pratiquée tout d'abord, par des écrivains comme Noël Arnaud, Marcel Bénabou, Jacques Bens, Claude Berge, André Blavier, Paul Braffort, Paul Fournel, François Caradec, Jacques Duchateau, Jacques Jouet, Michèle Grangaud, Jean Lescure, Hervé Le Tellier, Michèle Métail, Jacques Roubaud ou d'autres membres de l'Oulipo (7), dont certains sont avant tout des érudits ou des mathématiciens. Aux Oulipiens on ajoutera volontiers le nom d'écrivains indépendants qui pratiquent avec succès des écritures à contraintes, comme Jean Lahougue(8), Pierre Lartigue (9), ou Daniel Marmié (10) ou d'autres encore, comme Mireille Calle-Gruber, Michel Falempin, Patrice Hamel, Hervé Lagor, Guy Lelong ou Gilles Tronchet, jadis associés à la revue Conséquences (11), écrivains dont les racines plongent dans le Nouveau Roman (surtout celui du premier Robbe-Grillet ou celui de Claude Simon), ainsi que, pour certains, dans les réflexions théoriques de Jean Ricardou.

      Beaucoup des auteurs déjà nommés pratiquent la poésie, et très souvent le vers métrique. Mais l'hyperconstruction poétique connaît encore d'autres formes. Nous pensons notamment à certaines tendances actuelles de la poésie visuelle, très rigoureuses, dont témoigne l'anthologie de Jérôme Peignot, Typoésie (12).

      En ce qui concerne les oeuvres des Oulipiens de stricte observance, toutes remarquables qu'elles soient du point de vue de l'hyperconstruction, elles restent néanmoins écartelées entre les exigences ici contradictoires du plaisir du texte et des nécessités du déchiffrement de la règle. Beaucoup d' entr'eux, en effet, soit répugnent à faire apprécier du lecteur la « cuisine » de leur travail, déployant devant ses yeux un feu d'artifice de fictions époustouflantes mais peu repérables (c'est le cas de La vie mode d'emploi de Georges Perec, ou plus certainement encore de plusieurs textes en prose de Jacques Roubaud, dont La Belle Hortense (13)), soit s'appliquent à échafauder des artefacts d'une audace formelle inouïe, mais sans impact sur le plaisir (c'est le cas d'Alphabets de Georges Perec ou encore des Cent Mille Milliards de poèmes de Raymond Queneau).

      Nous constatons, par ailleurs, que beaucoup de lecteurs ne gardent pas en mémoire les grands textes des oulipiens, mais plutôt leurs exercices plus ou moins facétieux. Ceux-ci, rassemblés dans deux volumes célèbres (La littérature potentielle, Gallimard, 1973 ; Atlas de littérature potentielle, Gallimard, 1981), ou paraissant, pour les plus récents, dans les fascicules de La Bibliothèque Oulipienne, sont souvent repris dans les spectacles publics de l'Oulipo, où ils sont très efficaces, en raison de leur effet hilarant. Ainsi, hélas, ces exercices restent indissolublement attachés à son image, ou à sa caricature, et renforcent dans l'esprit postmoderne le lien qui a presque toujours lié le formalisme au vide des contenus, au "mauvais goût" maniériste et au comique des parodies, comme s'il allait de soi que le sérieux doit toujours relever d'un registre prétendument supérieur. Ce malentendu involontaire entretient l'idée que la Vraie et Grande Littérature relève de l'Ineffable, et qu'Elle est bien autre chose qu'un jeu sérieux, même réussi.

      Quant aux auteurs qui ont publié dans Conséquences, pour différente que soit leur démarche de celle des Oulipiens, notamment au niveau de l'application des règles d'écriture (plus souple et largement plus ouverte aux imprévus du processus d'écriture que dans l'Oulipo), ils partent également des principes générateurs d'une forme, voire d'une forme très solidement inscrite dans un lieu et un support matériels déterminés. Pourtant, leur production littéraire est encore trop brève pour qu'il soit possible d'en dresser d'ores et déjà un véritable bilan.

    2. L'hyperconstruction transgressive.

      C'est le cas des "anti-écrivains" relevant encore de la tradition du formalisme transgressif des avant-gardes, comme ceux qui pratiquent des performances au sein du groupe Poliphonix ou comme ceux qui se sont retrouvés exemplairement autour de la revue TXT(14). Leur désir de travailler contre la langue et l'idéologie que véhicule son bon usage, trouve certes un équilibre entre le principe du nécessaire déchiffrement et le plaisir du texte, mais a beaucoup de mal à passer du travail sur la lettre, le mot ou la phrase, tous soumis à un intense triturage stylistique, au niveau supérieur du chapitre et du récit. C'est le déficit qu'on peut trouver à des "romans" tels que Commencement de Christian Prigent(15) ou Discours aux animaux de Valère Novarina(16), malgré l'enthousiasme qu'ils suscitent l'un et l'autre. L'intérêt de TXT pour le théâtre, pour la performance, pour la lecture à haute voix de l'écrit, dépasse certainement la seule préférence pour la matérialité des vocables et la dimension physique des organes de la voix.

      La plus grande lisibilité formelle de ce genre de textes subit en effet une érosion certaine du fait que la distribution des règles et jeux formels s'effectue la plupart du temps de manière gaiement anarchique, de sorte qu'il devient difficile pour le lecteur de tester partout ses propres hypothèses : telle règle qui prédomine ici peut fort bien n'agir qu'en creux à d'autres endroits, ou vice versa, sans que l'on sache toujours quel statut doit être accordé à ces variations. De même le plaisir du texte, par moments très intense dans les productions de ce type, souffre incontestablement de la démesure inhérente, dirait-on, à cette parole contestataire et carnavalesque dont les effets s'émoussent lorsqu'ils se déchaînent sur une trop grande distance.

    3. Les écrivains du silence.

      C'est, enfin, également le cas d'un petit nombre d'auteurs qui poursuivent les recherches de Maurice Blanchot ou de Louis-René Des Forêts pour essayer de rendre présent le vide constitutif de toute parole, et de la parole littéraire en particulier (l'oeuvre de Nathalie Sarraute, très probablement, soulève des questions proches, qui ne sont pas vraiment celles du Nouveau Roman). On les appelle parfois les écrivains du silence ou de l'absence, et leur prestige critique est inversement proportionnel à la quantité de leurs productions (il s'agit d'un courant rare, dans plus d'un sens du terme, et hautement apprécié par la critique surtout universitaire). Mais, à force de vouloir dire le rien , il leur manque peut être l'assise fondamentale de toute hyperconstruction: n'avoir strictement rien à dire , ce qui permet de tout dire en laissant, finalement libre, l'initiative aux formes. S'ils ont en commun avec l'hyperconstruction la remise en cause d'une idéologie romantique de l'auteur, et si le dosage de lisibilité de la règle et de plaisir du texte ne pose pas directement problème, c'est au niveau plus formel que des écrivains comme Bernard Noël ou Roger Laporte, par exemple, butent contre un écueil infranchissable (et l'oeuvre de Pierre Michon, de Jean Daive ou d'André Du Bouchet soulèvent très probablement des difficultés analogues). Ainsi que le fait remarquer Jean- Benoît Puech, le problème de ce genre d'écriture est qu'il lui est interdit, du moins en régime littéraire, d'aller jusqu'au bout, c'est-à-dire d'être à dessein mal écrit(17). Car la perte de soi dans l'acte d'écrire, si elle continue à se dire dans un langage somptueux ou étroitement surveillé, c'est encore, paradoxalement, à une victoire qu'elle s'assimile. Et à se faire, par contre, dans un langage infralittéraire, c'est l'indifférence totale qui évidemment la guette.

    4. Toutes tendances confondues

      Certes, dans les productions passées en revue, l'on trouve également des écrits qui correspondent à l'idéal défendu en ces pages: Pourquoi je n'ai jamais écrit aucun de mes livres de Marcel Bénabou ou bien des romans et recueils de Jean Lahougue, notamment La Comptine des Height ou La Ressemblance, allient à merveille les dimensions du lisible formel et du plaisir du texte, et ce à l'intérieur d'un souci marqué des formules hyperconstruites.

      D'autres livres, moins faciles à classer, arrivent mieux à réconcilier les diverses facettes et dimensions de la modernité. Mais c'est pour se trouver confrontés aussitôt à des problèmes d'un ordre différent. La Bibliothèque de Villers de Benoît Peeters (18), par exemple, surtout dans la forme récrite qu'en a proposée un de ses lecteurs, le graphiste Patrice Hamel, marie heureusement hyperconstruction, plaisir et lisibilité de la règle. Mais l'articulation nécessaire de ce texte à d'autres écrits du même signataire révèle des difficultés au départ insoupçonnées. Le roman de Peeters est en effet inséparable d'un ensemble d'autres volumes, comme en tout premier lieu la série des Cités obscures (19), dont les règles sont loin d'être équivalentes à celles qui gèrent si admirablement La Bibliothèque de Villers.

      La Mue de Pierre Bergounioux (20), L'Elégie de Chamailières de Renaud Camus (21) ou encore Temps Machine de François Bon (22), soit autant d'ouvrages que nous sommes prêts à défendre, engendrent curieusement des interrogations comparables : indétachables sinon d'une oeuvre, au moins d'un réseau de textes à la fois autres et mêmes, de tels livres se prêtent difficilement à des analyses qui se limitent à eux (Formules, par conséquent se devra d'y revenir).

      Enfin, force est aussi d'admettre que le phénomène des littératures à contraintes ne se limite nullement au seul corpus littéraire, au sens convenu du terme. On est sûr d'en trouver plus que de simples traces dans le travail de certains grands paroliers-interprètes tels que Bobby Lapointe ou Raymond Devos. Et l'ouverture technique des métiers d'écrire aux champs du virtuel (23) assure elle aussi de nombreux relais au-delà du Lagarde et Michard (à cet égard, ce sont les recherches d'un Jean-Pierre Balpe (24) qu'il convient de mentionner avant tout).

  3. (À suivre?)

    Depuis le début des années 80 la littérature française est entrée dans une période de profonds renouvellements, peu apparents sous la surface de l'agitation médiatique postmoderne. Le déclin d'une certaine littérature de recherche semble donner lieu à la recherche d'une littérature nouvelle, qui ne s'interdit plus le plaisir du récit dans le roman ni le plaisir du mètre dans la poésie. Mais les critiques, les transgressions et les expériences des décennies précédentes ne sont pas redevenues vaines ni silencieuses : le questionnement des formes n'est pas dépassé, bien au contraire: il a changé de signe. Les écrivains que nous souhaitons rassembler tentent de construire une oeuvre au sein des difficultés mêmes de la parole, mais, tout en les exhibant, ils ne font pas cependant de cette difficulté la matière de l'écriture. Il s'agit plutôt d'une difficulté assumée et exploitée comme point de départ.

    Sans chercher à produire quelque malencontreux effet d'école, notre revue tend à favoriser donc une certaine démarche en littérature, au-delà des genres choisis pour illustrer ce qui paraît essentiel : la cohérence et la rigueur, le désir d'aller jusqu'au bout d'un travail sur les qualités et les pièges, les séductions et les résistances du matériau verbal, ses contextes et ses supports.

    Cette ambition est loin d'être inédite. tous les grands formalistes —  tous les grands écrivains ? — l'ont partagée, avec préférence donnée au resserrement des liens d'un texte, l'accent mis sur la surdétermination réciproque de ses éléments ou l'effort d'en chasser toute scorie, la conviction enfin que les thèmes ou d'autres objets du discours ne doivent pas dicter le cours des mots et des formes, mais bien les suivre.

    Pareille ambition, pourtant, semble aujourd'hui suspendue, la tradition de l'écrit travaillé, cent fois remis sur le métier, paraît laminée par le goût de l'imprécision et de la vitesse, par les charmes de mille et un petits riens. Résolument inactuelle, Formules entend combattre cette propension à l'inarticulé, non pas en jetant l'anathème sur les productions contemporaines, mais en relançant une voie différente, rétive aux cris du moi comme aux bruits du monde.

    Précisons-le : tel programme n'a pas pour destin la sécheresse, moins encore l'abscons. Le soin accordé aux minuties diverses de la technique littéraire déclenche en effet un plaisir, une jubilation même, qui sont autant le fait des auteurs que des lecteurs. Généralement courtes, ce qui en permet l'appréciation critique, les productions rassemblées dans Formules devraient avouer les principes et les règles qui ont présidé à leur élaboration. Celle-ci, pourtant, demeure par définition inachevée. Car dès que s'installe un va-et-vient entre la règle et le texte, les imperfections se précisent, qui demandent amendement, tout comme se signalent de nombreuses autres chances de perfectionnement, qui peuvent déboucher elles aussi sur des versions neuves. Formules, du reste, ne manquera pas de publier les échos suscités, pour radicales que soient les refontes suggérées. Cependant, notre questionnement sur l'expansion de l'oeuvre, ou plus exactement de l'impossibilité d'en jamais rester au texte tel qu'en lui-même, fixé une fois pour toutes, ne doit pas être la butée d'une pratique moderne: il faut y voir plutôt le pari qui se trouve au coeur de cette revue.

    Il n'y a pas d'autres façons de prouver que la défense de la modernité, qui s'apparente aujourd'hui à un acte de résistance, n'est pas une mode, mais bien au contraire un vrai mode… de travail.


NOTES

(1) Buena Vista Park, Paris, P.O.L, 1980, p. 66.
(2) Paris, Ramsay, 1987 (1ère édition 1978).
(3) Cahiers II, Paris, Gallimard, bib. de la Pléiade, 1974, p. 1022, souligné par Valéry.
(4) Le cinéma autrement, Paris, UGE, 1979, p. 49.
(5) Cf. le couple terminologique lisible/lecturable chez Benoît Peeters (Les Bijoux ravis, Bruxelles, Magic Strip, 1984) et chez Jean Ricardou (« Éléments de textique », in Conséquences, du numéro 10,1988, au numéro 13/14,1991). Ces deux auteurs font ainsi une distinction entre le lisible (qu'ils situent du côté du plaisir) et le lecturable (qu'ils associent plutôt à la possibilité technique qu'a le lecteur de déchiffrer les mécanismes du texte). Pour des raisons d'euphonie, et afin de ne pas abuser de jargons, on utilise ici le couple plaisir du texte/lisibilité de la règle.
(6) C'est l'idée défendue par Roland Barthes dans son Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1972.
(7) Les noms évoqués sont ceux des membres actifs de l'Oulipo qui sont d'expression française. Harry Mathews et Oskar Pastior écrivent, respectivement, en anglais et en allemand. D'autres sont avant tout des mathématiciens, comme P. Rosenstiehl, ou des érudits, comme B. Cerquiglini.
(8) Jean Lahougue a publié, entre autres : Argos (Gallimard, 1973), La Visite du château (Gallimard, 1975), La Polonaise (Gallimard, 1976), Non-lieu dans un paysage (Gallimard, 1977), La Comptine des Height (Gallimard, 1980), La Doublure de Magrite (Les Impressions nouvelles, 1987) et La ressemblance et autres abus de langage (Les Impressions nouvelles, 1989).
(9) Pierre Lartigue a publié, entre autres : Ce que je vous dis trois fois est vrai (Ryoan Ji, 1982), Beaux inconnus (Gallimard, 1988), Barcelone (Champ vallon, 1990), Le second XVIe siècle (Hatier, 1991), L'art de la pointe (Gallimard, 1992), L'Hélice d'écrire, La sextine (Les Belles Lettres, 1994), La jolie morte (Stock, 1995), Un soir Aragon (Les Belles Lettres, 1995) et Amélie (Tschann, 1995).
(10) Daniel Marmié a publié un seul ouvrage, De la reine à la tour, Paris, de Fallois, 1996.
(11) Cette revue a paru de 1983 à 1992 (chez Les Impressions Nouvelles, G. Lelong, 93, quai de Valmy, 75010 Paris). Michel Falempin a publié, entre autres, L'écrit fait masse (Flammarion, 1976), La légende travestie (Flammarion, 1987), L'oeil occulte (Imprimerie nationale, 1989), Góngora parmi les ombres (Noésis, 1994), L'apparence de la vie (Ivréa, 1995) et La prescription (Ivréa, 1996) ; Mireille Calle-Gruber est notamment l'auteur de trois fictions: Arabesques (Actes Sud, 1985), Midis (Noésis, 1992) et La division intérieure (1995).
(12) Imprimerie Nationale, 1993.
(13) Paris, P.O.L/Hachette, 1978.
(14) Cf. L'anthologie, TXT 1969-1993, publiée aux éditions Bourgois en 1995.
(15) Paris, P.O.L, 1991.
(16) Paris, P.O.L, 1987.
(17) Voir la section centrale de son livre Du vivant de l'auteur, Seyssel, Champ Vallon, 1991.
(18) Paris, les Impressions nouvelles, 1991 (1ère édition : 1980).
(19) Poursuivie aux éditions Casterman avec l'aide et la complicité du dessinateur François Schuiten.
(20) Gallimard, 1991.
(21) P.O.L, 1990.
(22) Verdier, 1993.
(23) C'est au début des années quatre-vingt que l'ordinateur littéraire a réellement pu voir le jours grâce aux collectifs ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par les Mathématiques et les Ordinateurs) et LAIRE (Lecture Art Recherche Innovation Ecriture), qui édite depuis 1989 une revue sur disquette : Alire. [Nous remercions Evelyne Rogue pour ces informations].
(24) Jean-Pierre Balpe est le responsable du département Hypermédia à l'université de Paris VIII et de la revue sur disquette Kaos ; il a notamment publié : Lire la poésie (Colin, 1980), Initiation à la génération automatique de textes en langue naturelle (Eyrolles, 1986) et Hyperdocuments, hypertextes, hypermédias (Eyrolles, 1990).

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