FORMULES

Extrait du numéro 2


Marc Parayre

LA DISPARITION : Ah, le livre sans e !
EL SECUESTRO : Euh... un livre sans a ?

Le domaine de la traduction est un domaine tout à fait facile, puisqu'on a un guide, enfin je veux dire, on a toute une série de choses qui sont là pour vous aider.

Georges Perec1

Entre deux positions extrêmes : traduire ou ne pas traduire -- avatar de la formule shakespearienne imposée par le roman lipogrammatique de Perec La Disparition2 -- il faut choisir. La Disparition peut légitimement passer pour un ouvrage intraduisible3 notamment en ce qu'il pose une nouvelle fois, mais avec une acuité toute particulière, la question d'une cohabitation conflictuelle entre signifiant et signifié et le nécessaire établissement d'une hiérarchie entre ces deux aspects. Que doit-on privilégier ? Que convient-il de préserver ? Peut-on espérer restituer tous les aspects d'une telle oeuvre dans une langue étrangère ? Faisant suite à une interrogation théorique sur les enjeux des transferts interlinguistiques, le travail de traduction de La Disparition en espagnol4 a d'abord pris la forme d'un atelier d'écriture dans lequel ont été recherchées des réponses pratiques à des problèmes ponctuels dépassant largement le seul respect du lipogramme. En effet, un examen tant soit peu approfondi de La Disparition permet de constater que ce livre présente un dispositif textuel5 particulièrement élaboré. Une précise connaissance -- :afin de les mieux préserver par la suite -- des mécanismes mis en jeu par l'écriture et des effets de la sorte produits, a donc constitué un préalable obligé. Ainsi pour notre traduction nous avons systématiquement cherché à reconstruire par écrit ce que nous avions lu dans un autre montage scriptural, ou pour le dire autrement, en empruntant l'expression de Mireille Calle-Gruber, à élaborer « l'écriture de la lecture d'une écriture ».6

I. La Disparition est un lipogramme.

Rappelons pour mémoire qu'un lipogramme est un écrit dans lequel on s'abstient d'utiliser une ou plusieurs lettres de l'alphabet. Cette contrainte formelle peut se révéler spécialement astreignante lorsque la lettre écartée est particulièrement fréquente.

Le lipogramme choisi par Perec n'est pas innocent, à double titre :

Il est évident -- ou du moins il nous a semblé évident8 -- que la condition sine qua non d'une traduction de La Disparition résidait dans l'absolu respect du lipogramme. Or d'emblée un problème se posait puisque d'une part la langue espagnole n'autorise aucun jeu sur le son de la voyelle e (l'allusion autobiographique n'est donc plus lisible et certains montages se révèlent impossibles : il ne servirait à rien, par exemple, de faire deviner au lecteur, comme le fait Perec, telle expression sous-jacente « plus un noeud » ou « pas d'oeufs » car elle ne suggérerait ensuite nulle double lecture), d'autre part le e n'est pas en castillan la voyelle la plus utilisée. Compte tenu de cette situation linguistique particulière et forts de plus de l'affirmation de Georges Perec dans son histoire du lipogramme : « Ecrire sans a est badin en français, périlleux en espagnol ; c'est l'inverse pour l'e »,9 nous avons opté pour la suppression du a, au lieu du e, afin d'imposer à notre traduction une contrainte d'écriture équivalente. Il a cependant été décidé de suivre au plus près le développement de la fiction.

Il va de soi qu'une telle démarche condamne inévitablement à de multiples tournures insolites, des périphrases surprenantes, certains à-peu-près et parfois quelques facilités mais il ne faut pas oublier que Perec lorsqu'il se livre lui-même dans La Disparition à un exercice proche de la traduction, puisque l'on peut, d'une certaine façon, tenir pour telles les transpositions lipogrammatiques de citations, a volontiers recours à de nombreuses contorsions, quelquefois même au-delà de l'indispensable. La langue utilisée dans La Disparition, on en conviendra sans mal, est un rien particulière. L'expérience prouve que les personnes à qui on lit pour la première fois certaines pages du roman sont d'abord sensibles aux sonorités quelque peu inhabituelles, puis à des constructions syntaxiques peu courantes, enfin à un mélange des registres de langue auquel elles ne sont guère accoutumées. Toutefois l'ensemble de ces particularités tend à passer parfois pour les marques d'une spécificité d'écriture, ce que l'on nomme communément des effets de style. Jouant sur cette appréciation, afin de donner le change, Perec trouve là un moyen de dissimuler certains procédés en se livrant donc à plus de tiraillements qu'il n'est nécessaire.

Ainsi par exemple, l'antéposition de l'adjectif, assez peu fréquente en français, mais pratique dans le lipogramme en e pour élider un article défini masculin, est-elle utilisée de nombreuses fois sans autre justification que celle de banaliser les occurrences obligatoires. Si « l'indistinct motif » ou « l'ovoïdal plastron » s'imposent évidemment, « un malfaisant pouvoir » ou « un apaisant loisir » pourraient se construire autrement. Parfois un voisinage proche contribue à renforcer l'effet recherché : « on substitua l'islandais mazout au salissant charbon » (LD, respectivement p. 17 ; p. 200 ; p. 200 ; p. 206 ; p. 106).

Il convient de noter que les interdits du lipogramme, tant en français qu'en espagnol, s'ils s'avèrent sensiblement équivalents, n'apparaissent pas nécessairement aux mêmes endroits, ne provoquent pas les mêmes insuffisances dans le lexique et n'affectent pas la langue de la même manière. Ainsi alors que Perec dispose opportunément (pour certains verbes) de l'imparfait et du passé simple -- temps sinon indispensables du moins pratiques pour la narration -- nous ne pouvons utiliser en espagnol que le parfait.10 On comprend donc que, plus que jamais, doit s'établir un vaste système de compensations sans lequel la traduction est vouée à l'échec ou réduite à l'insuffisance ; soit l'on considère que cette entreprise est vaine et l'on condamne La Disparition à une relative confidentialité en interdisant sa lecture à quiconque ignore la langue française, soit l'on admet que « traduire est une négociation à mesure des effets de sens dans le réseau d'un texte en formation »11 et l'on cherche un équivalent à toutes les opérations décelées lors de la lecture, par une restitution si cela s'avère possible, par une substitution si cela devient nécessaire.12

II. La Disparition est bien plus qu'un lipogramme.

Croire que l'intérêt de lecture du livre réside dans cette équation : lire La Disparition = s'apercevoir qu'il n'y a pas d'e est plutôt réducteur. Assez largement répandu, le mythe du e laissé volontairement ou par inadvertance par l'écrivain va en quelque sorte dans le même sens et contribue à maintenir une manière de lecture univoque. Cela enferme évidemment l'ouvrage dans des limites pour le moins étroites, laissant fort peu de latitude à une éventuelle production lectorale, ainsi que le déplore Perec : « ça a surtout joué au niveau de la critique : pour La Disparition on ne parlait pas du livre mais du système : c'était un livre sans "e", il était épuisé dans cette définition. »13

Il est à noter que ce jugement pourrait d'ailleurs fort bien convenir si La Disparition se contentait d'être un lipogramme -- même le plus difficile -- de 300 pages. En effet même si à l'évidence, l'écriture lipogrammatique suppose un minutieux travail sur les mots, « On sait trop qu'ici pas un mot n'a dû son apparition au hasard » (LD, p. 127), et en cela concourt à produire d'indéniables effets textuels, elle ne saurait être considérée comme une condition suffisante à la constitution d'un texte. Ici cependant, loin de sacrifier à une application mécanique de la contrainte, l'écrivain s'évertue à en renouveler les capacités productrices et aboutit ainsi à la mise en place d'un ensemble complexe de relations entre les éléments constitutifs du livre.

L'écriture, privée d'une voyelle, se fait génératrice de fiction et le livre s'écrit autour de la contrainte. C'est le manque imposé par le lipogramme qui devient le sujet même du roman au point que tout ou presque dans cet ouvrage connote la perte de la lettre. L'ensemble cependant échappe à la monotonie en multipliant les effets de texte, en proposant à son lecteur toute une série de jeux. Une traduction respectueuse du texte se devait donc de prendre en compte tous ces aspects. A titre d'illustration citons quelques cas :

Indices de lecture

Ils sont innombrables dans La Disparition et permettent chaque fois au lecteur d'entrevoir la solution de manière détournée. Ainsi, telle page (LD, pp. 296, 297) propose un exemple de texte insolite, qui se révèle être un double lipogramme, d'autant moins équivoque qu'il s'assortit d'un commentaire assuré par les personnages : « -- Mais voyons, Savorgnan il n'y a pas un "a" dans tout ça ! [...] -- Par surcroît, ajouta Aloysius, il n'y a qu'un "y" : dans "Whisky" ! [...] -- Mais il n'y a pas non plus d' ».

Il s'agissait, bien évidemment, d'offrir en espagnol un montage équivalent : « -- No oí el sonido "e" en todo el cuento. [...] -- Y por si fuese poco soló encontré "y" en "Whisky" [...] -- Pero, pero... si no he oído el sonido de... » (ES, pp. 256, 257).

Ailleurs, là où dans La Disparition un personnage commandait « un porto-flip », -- cocktail composé, comme chacun sait, de porto et de jaune d'oeuf -- et se heurtait à un refus car s'il restait du porto, on comprenait qu'il n'y avait plus d'oeufs (LD, pp. 28, 29 / ES, pp. 33, 34), dans El Secuestro il souhaitera consommer un « cubo libre », variante inattendue d'un cuba libre, mélange de rhum (ron) et de Coca, mais il ne pourra pas par manque de Co...

Quand une des femmes de l'histoire tente de prévenir dans un souffle ultime ses amis de la menace qui pèse sur eux elle prononce pour cela le mot inconnu « Maldiction », néologisme qui renvoie tout à la fois à une mauvaise diction et au terme malédiction frappé par le lipogramme en e ; en espagnol la jeune femme murmurera « Perdicción », création lexicale qui permet d'évoquer en même temps une diction fautive et la notion de perdition (LD, p. 213 / ES, p. 190).

Citations dissimulées

La Disparition ne met pas aussi nettement en garde son lecteur que La Vie mode d'emploi dont le post-scriptum offre une liste de noms d'auteurs fournissant des citations dans le livre. Les prélèvements, en effet, n'y font pas l'objet d'une répartition ordonnée et systématique même s'il est possible d'affirmer qu'un nombre au moins aussi important d'écrivains ont participé, souvent à leur insu, à la fabrication de ce roman.

De la citation, traduite le plus fidèlement possible, à la simple allusion, nous trouvons dans La Disparition toutes les dimensions de références : cela va en effet de la transposition de passages entiers, s'étalant sur plusieurs pages, aux seules mentions de noms de personnages, en passant par des résumés, des fragments de dialogue, des titres de livres, des patronymes d'écrivains.

Une fois de plus notre traduction s'est efforcée de respecter ces divers montages en profitant, le cas échéant, du retour autorisé de certains noms comme ceux de Sterne, Roussel ou Verne ; ou de quelques heureux hasards comme lors de la transposition du célèbre incipit de Proust : alors que Perec pour sa part devait se livrer à une transposition approximative « Il s'alitait pourtant au couchant », nous pouvions laisser la phrase en l'état « Longtemps je me suis couché de bonne heure », puisque d'une part elle respecte opportunément le lipogramme en a et d'autre part, du fait de l'intrusion inattendue d'une langue étrangère, elle imite les nombreux pérégrinismes utilisés dans La Disparition (LD, p. 21 / ES, p. 27).

Jeux de mots diversa

Il a fallu tenir compte également de plusieurs structures qui en suscitant la perspicacité du lecteur établissent une complicité avec lui.

Il s'agit parfois d'effets empreints d'une relative facilité et qui agissent un peu à la façon d'un clin d'oeil. C'est le cas, par exemple pour tel juron réduit à sa plus simple expression « N.d.D. ! jura Ottaviani, nous accourons. » que nous avons traduit par « ¡C... en Dios! -- pecó Ottevioni --, lo dejo todo y voy. » (LD, p. 136 / ES, p. 125).

A d'autres moments, en revanche, le jeu sur les lettres et les mots s'érige en générateur secondaire de fiction. On peut notamment observer ce phénomène lors du réglage de certains parcours. Ainsi lorsque le texte retrace le destin d'Anton Voyl on peut constater que ce dernier a tour à tour habité à Aubusson, Issoudun, Ornans, Ursins et Yvazoulay. Le lecteur s'aperçoit d'une part que ces villes sont classées selon l'ordre alphabétique des voyelles, d'autre part que les événements qui entourent chacune d'entre elles ont un rapport avec l'initiale. Ainsi la profession qu'Anton choisit d'exercer dans son premier lieu de résidence commence logiquement par un a : « avocat », soulignant par là-même le début de la série des voyelles ; la venue de la lettre i, ensuite, détermine de même les autres éléments fictionnels. En effet, il est permis de lire, par homophonie, dans l'activité pratiquée par Anton : « il travaillait à Issoudun, y faisant du Droit Commun » une désignation métatextuelle14 de la lettre initiale, par l'allusion à l'expression courante, « droit comme un I ». En somme, à une certaine logique référentielle : avocat, Droit Commun, répond la logique littérale : avec a, droit comme un i. Le dernier nom, Yvazoulay, qui ne figure sur aucune carte, se révèle forgé de toutes pièces comme le souligne d'ailleurs implicitement le texte : « dont on ignorait tout ». Sa composition non seulement obéit bien sûr à l'exigence, en ce lieu du texte, d'un y à l'initiale, pour terminer la liste des voyelles (ce que met justement en exergue l'expression « Puis pour finir, »), mais encore désigne par paronymie la lettre manquante : « Yvazoulay, un trou, » (il va où l'è), et permet ainsi de pratiquer avec le mot suivant une double lecture. En effet, « trou » peut prendre à la fois le sens de petit village perdu et d'omission.

Là encore, c'est en partant du bilan de ce parcours lectoral que s'est construite notre traduction. Par exemple, pour la création de la dernière ville, « Por último, supe que vivió en Yquedelk, un rincón desierto [...] del que no he oído decir mucho. », nous avons, grâce au k, (seule lettre susceptible d'évoquer en espagnol le son du a manquant) suggéré la lettre absente (¿ y qué, del (k)a ?), comme Perec l'avait fait pour le e avec l'aide du son ai (LD, pp. 209, 210 / ES, pp. 187, 188).

Contraintes annexes

En sus du lipogramme, Perec s'impose parfois d'autres contraintes formelles qui soit paraissent issues d'un relevé oulipien, soit président, comme nous venons de le voir, au réglage de certaines listes.

De la sorte, sous telle exclamation sibylline proférée par un personnage se cache un palindrome : « un as noir si mou qu'omis rions à nu ! ». En pareille situation, le travail du signifiant nous a incontestablement paru prévaloir et nous avons donc opté pour un respect de l'aspect formel au détriment d'un contenu littéral, du reste peu convaincant : « ¡Señor goloso logroñés! » (LD, p. 156 / ES, p. 143).

Ailleurs, il est aisé de percevoir à tel endroit un double jeu de rimes s'accompagnant parallèlement d'une certaine logique sémantique non dénuée d'humour : « On noya dans l'alcool un pochard, dans du formol un po-tard, dans du gas-oil un motard. » Il convenait de trouver une formule susceptible de correspondre le plus exactement possible à l'effet de texte produit : « Se hundió un bebedor en porrón, un doctor en poción, un conductor en bidon. » (LD, p. 14 / ES, p. 17).

La Disparition enseigne la vigilance. Le lecteur apprend à se méfier des listes à l'aspect anodin, des accumulations qui paraissent gratuites, comme pour cette suite d'animaux : « ô, Grand Manitou, tu n'y vois pas, mais tu sais tout. Nous connaissons ton pouvoir : il va du Hibou au Tatou, du Gavial à l'Urubu, du Faucon au Vison, du Daim au Wapiti, du Chacal au Xiphidion, du Bison au Yack, du noir Agami au vol lourd au Zorilla dont la chair n'a aucun goût. »

Si l'on prend l'énumération à l'envers on peut remarquer que l'écrivain semble ici remotiver l'expression « de a à z » en lui redonnant sa valeur littérale et qu'il la multiplie même, en déclinant une grande partie de l'alphabet, amputé bien sûr de la lettre interdite par le lipogramme : h,t ; g,u ; f,v ; d,w ; c,x ; b,y ; a,z. Il importait par conséquent, pour la restitution en espagnol, tout en tenant compte des nécessaires aménagements, de disposer suffisamment d'éléments pour permettre au lecteur d'effectuer un parcours similaire :

« ¡Oh! Sumo Gurú, no ves pero todo lo entiendes. Conocemos tu poder, el que comprende el hurón y el topo, el grifo y el unicornio, el felino y el visón, el erizo y el wopití, el dugongo y el xilófogo, el cuervo y el yeco, el negro buey perezoso y el zorro huidizo y comepollos. » (LD, p. 137 / ES, p. 127. Nous avons rajouté les majuscules et le soulignement).


A l'évidence nous n'avons sélectionné que quelques passages mais bien d'autres auraient pu figurer ici tant il n'est pas exagéré de dire que chaque page de La Disparition recèle certaines microstructures comparables. A cela, il convient d'ajouter que le livre n'est en aucune façon, comme nous pourrions peut-être le laisser supposer avec une analyse trop pointilleuse, une sorte de florilège de jeux de lettres plus ou moins gratuits. Un fil directeur incontestable assure la cohésion de l'ensemble, le livre se construisant un peu à la manière d'un roman policier, et toute traduction ne saurait négliger cette dimension.

De cette façon, au fil de la lecture, s'est établi peu à peu une sorte de cahier des charges qu'il fallait s'efforcer de suivre le plus scrupuleusement possible si nous voulions prétendre à une traduction respectueuse du texte original, c'est-à-dire fidèle au travail d'écriture qui l'avait engendré. La difficulté supplémentaire cependant résidait dans le fait que l'application de la contrainte ne s'exerçait pas de manière autonome15. Si la démarche adoptée s'est donc grandement calquée sur celle qu'avait choisie Umberto Eco à l'occasion de sa traduction des Exercices de style de Queneau : « Il s'agissait, pour conclure, de décider ce que signifiait, à l'égard d'un livre de ce genre, être fidèle. Une chose était claire, c'est que cela ne voulait pas dire être littéral. [...] Etre fidèle, cela signifiait comprendre les règles du jeu, les respecter, et puis jouer une nouvelle partie avec le même nombre de coups. »16 elle s'en est toutefois sensiblement éloignée en cherchant à suivre au plus près la fiction d'origine.

Précisons enfin que dans tous les cas où un effet textuel posait une difficulté de traduction la solution retenue a toujours été le résultat d'une analyse, d'un travail et d'un choix susceptible d'être justifié.

Il faut savoir en effet, que même si la transposition peut apparaître à certains endroits comme approximative elle n'a jamais été le fruit d'un geste aléatoire, la règle suivie étant bien évidemment celle énoncée dans La Disparition : « il faut, sinon il suffit, qu'il n'y ait pas un mot qui soit fortuit, qui soit dû au pur hasard, au tran-tran, au soi-disant naïf, au radotant, mais qu'a contrario tout mot soit produit sous la sanction d'un tamis contraignant, sous la sommation d'un canon absolu ! »17

De fait, on comprend aisément que dans une écriture si rigoureuse il serait impensable que la sélection d'un mot fasse l'objet d'un quelconque tirage au sort.


NOTES

(1) Georges Perec, « 1 propos de la description », in intorduction au colloque Espace, représentation et sémiotique de l'architecture, Alain Renier, Les Editions de la Villette, 1982, p. 339.
(2) Georges Perec, LA Disparition, Collection Les lettres nouvelles, Denoël, Paris 1969 (noté désormais LD).
(3) « La Disparition doit rester sans traduction, non à cause de quelque obstacle technique, mais parce qu'une unité indissoluble détermine chaque aspect du livre (jusqu'à sa ponctuation, parfois). On ne saurait que recréer le roman dans une langue étrangère en inventant de nouveaux personnages, de nouveaux événements, une nouvelle texture, bref en écrivant un tout autre livre. En ceci, aussi, La Disparition peut servir de provocation et d'exemple. », Harry Mathews, American Book Review, Novembre 1981.
(4) El Secuestro, Anagrama, Barcelone, 1997. Cette traduction est l'oeuvre collective d'un groupe de cinq personnes : Marisol Arbués, Mercè Burrell, Marc Parayre, Hermes Salceda et Regina Vega (noté désormais ES).
(5) Nous emprunterons notre définition du texte à Jean Ricardou : « tout écrit soumis, sur certains de ses paramètres, linguistiques ou graphiques, à des ordonnances supplémentaires qui excèdent les distributions communes. » « Les hauts et bas de l'anittexte » in Actes du colloque « Texte et antitexte », Cahiers de narratologie n°1, Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, novembre 1985, p. 197.
(6) « Car ce qui s'effectue, c'est, sur le texte A, momentanément point de mire, la lecture d'une écriture (la lecture de l'inscription qui l'a généré), et avec le texte B, qui subséquemment s'en construit, l'écriture de la lecture d'une écriture. », Mireille Calle-Gruber, « Sur la traduction » in Conséquences n°3, Les Impressions Nouvelles, Paris, printemps-été 1984, p. 11. Voir aussi à ce sujet : Henri Meschonnic, « Propositions pour une poétique de la traduction » in Langages n°28, décembre 1972, p. 50.
(7) A propos de touites les restrictions qu'impose le lipogramme en e nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat : « Lire La Disparition », Université de Toulouse-le-Mirail, décembre 1992.
(8) Ce n'est peut-être pas le cas de tout le monde puisque pendant quelques temps il a fortement été question d'une traduction anglaise non lipogrammatique ! Une telle production sconstitue selon nous une aberration inacceptable sauf à partager l'humour de Jan Baetens qui écrivait naguère à propos de la traduction d'un autre livre : « une traduction littératurante, complice linguistique de la réduction du texte à un Sujet, qui obligera le lecteur, c'est l'avantage inestimable des méchantes traductions, à s'armer d'un dictionnaire et à passer au texte de référence. », « Traduire et commenter Unica Zürn » in Conséquences n°1, LEs Impressions Nouvelles, Paris, automne 1983, p. 88.
(9) Georges Perec, « Histoire du lipogramme », in Oulipo, La littérature potentielle, Gallimard, collection Idées n°289, Paris, 1973, p. 87.
(10) Sur les diffcultés spécifiques posées par la traduction lipogrammatique en a en espagnol, nous renvoyons à l'article de Regina Vega et Hermes Salceda : « Algunos problemas lingüíticos et y estilísticos en la traducción de La Disparition », Vasos communicantes, revista de ACE traductores, n°9, automne 1997, pp. 43 à 52.
(11) Mireille Calle-Gruber, « Sur la traduction », opus cité; p. 10.
(12) Nous adoptons en cela une position proche de celle qu'analyse Ruggero Campagnoli dans « L'Oulipo en italien ou la version à contraintes dures », in Le Français dans le monde, numéro spécial : « Retour à la traduction », août/septembre 1987, p. 89.
(13) G. Perec, « En dialogue avec l'époque », entretien avec Patrice Fardeau, France Nouvelle n°1744, 16 avril 1979, p. 48.
(14) Nous empruntons ce concept à Bernard Magné qui le définit ainsi : « l'ensemble des dispositifs par lesquels un texte désigne, soit par dénotation, soit par connotation, les mécanismes qui le produisent », « Le puzzle mode d'emploi. Petite propédeutique à une lecture métatextuelle de La vide mode d'emploi, de Georges Perec », in Texte n°1, Toronto, 1982, p. 71.
(15) Martine Silber dans « Espèce d'espace espagnol », Le Monde, 19 décembre 1997, met l'accent sur cet aspect : « Perec puisait, dans les contraintes qu'il s'était imposée, une liberté extravaguante et jubilatoire, eux [les traducteurs] étaient astreints au respect de l'original. »
(16) Umberto Eco, « Introduction à la traduction des Exercices de style », voir ici-même, dans ce numéro.
(17) LD, p. 217. / ES, p. 193 : « es preciso, si no suficiente, que se deseche el término fortuito, sólo hijo del sino, del tedio, del supuesto ingenuo, del lelo, y que todo término se determine segun selección de un molde constrictivo, según el orden de un modelo único. »

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