FORMULES

Editorial du numéro 3


Jan Baetens & Bernardo Schiavetta

Éditorial

Mais qu'est-ce enfin que la contrainte ? Certes, intuitivement, tout le monde le comprend. Le terme même est devenu courant, voire obligé, après que l'Oulipo l'eut repris à l'ancienne prosodie, celle qui (disait-on) soumettait les poètes « aux contraintes du mètre et de la rime ».

Ainsi, « contrainte », « vers » et « poésie » sont des notions liées entre elles par le vocabulaire qui est le nôtre. Mais, s'agissant de l'écriture en prose, un tel rapport irait-il autant de soi ? Et son parangon contemporain, le roman, n'est-il pour beaucoup, selon un paradoxe qu'il est urgent d'examiner, le genre dont la seule contrainte serait de ne pas en avoir ?

Notre numéro sur les « Proses à contraintes » veut donc donner d'abord quelques éléments concrets pour montrer que cette vision stéréotypée de la prose comme écriture non contrainte ne correspond nullement à l'activité réelle de nombreux écrivains de nos jours. Par ailleurs, le thème de ce dossier coïncide heureusement avec une actualité littéraire où plusieurs romans à contraintes ont été très remarqués par la presse : Éloge de la pièce manquante (Gallimard), roman-puzzle d'Antoine Bello, Le Domaine d'Ana (Champ Vallon), roman-cryptogramme de Jean Lahougue et 30 jours à tuer (France Loisirs), roman à scripteurs multiples, né d'une expérience interactive de Yann Queffélec en collaboration avec Joëlle Ecormier, Marceline Breton, Patrick Sickersen, Christophe Tissier, Louis-Olivier Dupin et Christophe Sancy.

Certes, nous aurions souhaité donner une étendue plus ample dans ce dossier aux discussions théoriques sur le concept et le statut de la contrainte, mais cela ne peut se faire que dans le cadre d'un dossier spécifique. Ce sera la tâche de notre prochain numéro, qui traitera de la définition et de la classification des contraintes.

Toutefois, pour vous en donner l'avant-goût, nous dirons déjà que nous opérons une distinction entre le texte à contrainte et la contrainte comme procédé textuel, ce dernier type se divisant à son tour en contrainte d'écriture et contrainte de lecture. Ce distinguo, à première vue anodin, réserve néanmoins quelques surprises.

Mais considérons d'abord ces trois aspects de la contrainte dans un texte concret : La Disparition, par exemple. Dans un premier temps, survient l'action même d'écrire le lipogramme en utilisant uniquement des mots sans « e ». Dans un deuxième temps, il s'agit du résultat de cette action, le lipogramme proprement dit, qui en est la trace objective et objectivable : le texte sans « e » de La Disparition. Mais celle-ci doit ne peut être véritablement reconnue que par une grille de lecture (qui nous permettra de percevoir l'absence de la lettre « e » dans tout le texte).

Autrement dit, la contrainte d'écriture (le procédé de production du texte) appelle une contrainte de lecture (le procédé de réception du texte) qui s'exercent toutes deux sur un support objectif, le texte à contrainte.

Dans un grand nombre de cas, la cohérence et l'interdépendance de ces trois aspects du devenir du texte à contraintes contribue à masquer leurs différences, et à brouiller les possibilités d'une définition globale des phénomènes liés à la contrainte. Par contre, l'intérêt de notre triple distinguo apparaît clairement dans le cas de textes que l'on sait construits grâce à un procédé d'écriture, mais dont aucun procédé de lecture ne saurait en retrouver la trace, car celle-ci a été éliminée pendant l'une des étapes de ce même procédé d'écriture. L'un des exemples majeurs sont les Impressions d'Afrique, dont seules des révélations posthumes de Raymond Roussel (sur ce qu'il appelle son « procédé évolué ») ont dévoilé (en partie) les secrets de sa fabrication. Dans ce dernier exemple il y a bien une contrainte d'écriture isolée qui ne produit pas de texte à contrainte proprement dit.

Par ailleurs, une autre possibilité, assez inattendue, peut encore se présenter dès que l'on considère le cas des interprétations allégoriques isolées. Dans les allégories proprement dites, il est habituel que l'auteur exprime clairement — soit dans le corps de l'œuvre, soit dans quelque annexe — que son allégorie représente terme à terme une réalité parallèle, comme dans le commentaire en prose que St Jean de la Croix a écrit à propos de son Cantique spirituel. Ici, la contrainte d'écriture allégorique appelle une contrainte de lecture allégorique d'un texte à contrainte allégorique. Cependant, dans le domaine du commentaire textuel, il n'est pas rare de trouver certaines surinterprétations. Il s'agit souvent de lectures allégoriques (ou d'autres types d'interprétation) appliquées à des textes dont il est impossible de prouver matériellement qu'ils ont été écrits dans une intention de ce genre. Or, une contrainte de lecture allégorique peut toujours être inventée et appliquée à un texte quelconque. Ce dernier fait, à lui seul, détermine la possibilité inattendue dont nous parlions, l'existence de contraintes de lecture isolées, sans contrainte d'écriture avérée, et donc, à la rigueur, sans texte à contrainte proprement dit.

Ces contraintes d'écriture ou de lecture isolées méritent aussi notre intérêt, car, une fois notées, elles aussi peuvent devenir texte, ou projet de texte. Quant aux textes à contraintes proprement dits, ils présentent beaucoup de complexité et de richesse. Disons très brièvement que nous pensons qu'un texte à contraintei doit être reconnu comme tel seulement si l'on y peut prouver la trace objective et objectivable d'un procédé textuel à la fois systématique et non obligatoire (à l'exclusion des procédés d'écriture systématiques mais obligatoires, comme la syntaxe, la grammaire, etc.). Disons également très brièvement que nous croyons pouvoir reconnaître deux grands types élémentaires : les textes à contraintes du signifiant et les textes à contraintes du signifié. Ne pouvant développer ici tout cela, nous optons pour la diffusion restreinte et interactive de notre approche théorique de la contrainte : la version la plus récente figure sur notre site Internet(1) et les lecteurs intéressés pourront toujours, s'ils le souhaitent, en obtenir la version électronique sur disquette. Les suggestions, remarques, critiques, questions et modifications seront intégrées au fur et à mesure aux discussions en cours, qui devraient permettre d'aboutir à un texte plus rigoureux. Celui-ci sera publié, comme nous l'annoncions plus haut, dans notre prochain numéro.

Revenons donc à notre numéro 3 et ses « Proses à contraintes », qui réunit un grand nombre d'auteurs. L'on connaît déjà la place centrale qu'occupe la contrainte dans l'œuvre d'un Jean Lahougue, Jean Ricardou ou les membres de l'Oulipo, mais on ignore encore trop ce que doivent à l'écriture à contrainte des auteurs comme Antoine Bello, Régine Detambel, Pierre Lartigue ou Antoine Volodine, que l'on retrouvera tous en ces pages, en compagnie d'autres auteurs tout aussi remarquables, mais moins connus (et pour cause : certains publient ici pour la première fois).

Dans un premier temps, en plus des textes de création, nous avions songé à offrir aussi un panorama raisonné des proses à contraintes des vingt dernières années. Mais rapidement, vu le grand nombre d'œuvres qui correspondent à cette définition, cette tâche s'est avérée peu réaliste et pour tout dire impossible dans le cadre étroit d'un seul volume. Loin de toute exhaustivité, donc, nous n'avons retenu que très peu d'articles sur des œuvres récentes, pour mettre en relief la variété des contraintes utilisées.

Parmi les textes à contraintes qui se construisent à partir du mot comme élément, nous offrons ici une courte étude sur Tom, roman monosyllabique de René Droin, mais nous avons laissé de côté à regret La Modéliste, roman en mots de genre féminin, de Régine Detambel, Djinn d'Alain Robbe-Grillet (qui joue avec les exercices de conjugaison), et le Navire Argo de Richard Jorif (qui tente d'épuiser le vocabulaire du Littré), etc., etc.

Nous avons dû renoncer également à aborder certains textes à contraintes qui construisent à partir de la phrase, comme Les Demoiselles de A., roman-centon de Yak Rivais, ou bien le roman Le Souverain Poncif de Morgan Sportès ou la nouvelle Vulgaires vies de Béatrice Beck (deux textes composés uniquement de phrases-clichés), ou bien encore certaines fictions comme La Prescription ou L'Apparence de la vie de Michel Falempin (fondées sur le développement hyperbolique de la périphrase).

Par contre, nous avons pu consacrer quelques études à des textes à contraintes dont l'élément de base dépasse la phrase : contraintes de composition ou de plan s'étendant à l'œuvre toute entière, comme c'est le cas de Compact de Maurice Roche (étudié par Sjef Houppermans), mais nous aurions voulu parler également de Marelle de Julio Cortázar ou de Le Dictionnaire Khazar de Milorad Pavic, trois romans proposant des lectures multiples. Néanmoins, cela ne représente que l'une des nombreuses possibilités des contraintes de composition. Considérons ne serait-ce que la complexité du plan selon le module de la sextine des Beaux Inconnus de Pierre Lartigue (étudié par Dominique Moncond'hui), pour ne rien dire de tant d'autres exemples du domaine étranger, comme le roman de Charles Palliser Le Quinconce (qui diversifie l'intrigue selon des modules quintuples). Et, comment oublier le Nouveau Roman ? En effet ses auteurs ont excellé dans l'emploi et surtout dans la découverte de contraintes de composition, à tel point que Jean Ricardou a pu faire une étude de ce groupe à travers les contraintes explorées dans leurs ouvrages (Le Nouveau Roman, Seuil, 1973; réédition 1991).

Nous avons pensé à de nombreux écrivains actifs dans les genres dits populaires. Le domaine de la littérature enfantine à contraintes, dont le grand ancêtre est bien sûr Lewis Carroll (la contrainte de composition de À travers le miroir, par exemple, est un partie de jeu d'échecs), offre une profusion de procédés, dont Chantal Robillard dresse ici un premier inventaire. Mais c'est sans doute le roman policier qui exhibe les cas les plus spectaculaires et les plus systématiques du recours à la contrainte. Un auteur comme Agatha Christie, dont on a déjà pu souligner que les exceptionnelles qualités d'invention sont avant tout d'exceptionnelles qualités (2), a exploré systématiquement la combinatoire des fonctions narratologiques qui sous-tend la place du coupable dans le roman d'énigme (3). Plus proche de nous, et à un autre niveau de qualité, une collection comme Le Poulpe garde comme contrainte le retour du même détective, mais repris par une multitude d'auteurs-scripteurs différents qui l'adaptent à leur guise sans toucher aux traits essentiels du personnage.

Un dernier groupe semble être peu représenté en général, celui des essais à contraintes (du moins à contraintes « littéraires »). Pour cette raison, nous sommes très heureux publier ici les réjouissantes études de Marcel Bénabou (« À propos de What a man! ») et de Marc Lapprand (« Trois points sur l'Oulipo »). Toutes deux pourraient trouver leur place dans Essais d'érudition fantastique, un livre que nous préparons actuellement avec la complicité de quelques savants fous.

Du reste la prose n'est pas le seul domaine où se manifestent, en dehors du champ mieux balisé de la poésie, les défis et surprises de la contrainte. Le théâtre, la bande dessinée, le cinéma, la peinture, la sculpture et surtout la musique (qui en un certain sens n'est que contrainte), bref toutes les pratiques artistiques permettraient d'ajouter au territoire de la contrainte des contrées riches et nouvelles.

Formules se promet certes de les aborder un jour. Ce sera l'occasion de passer d'une théorie restreinte, c'est-à-dire textuelle ou littéraire, à une théorie de la contrainte plus vaste, dont les présentes réflexions ne sont que les timides premiers pas.


NOTES

(1) Cf. Bernardo Schiavetta, Définir la Contrainte document Internet consultable sur le site FORMULES : http://www.formules.net/. On y trouvera une définition de la contrainte comme procédé textuel (contraintes d'écriture et contraintes de lecture), ainsi que la classification et définition des textes à contraintes matérielles (ou du signifiant); des textes à contraintes sémantiques (ou du signifié); des textes à contraintes des fonction narratologiques; des textes à contraintes métatextuelles et non métatextuelles, etc.
(2) Cf. l'étude d'Annie Combes, Agatha Christie. L'écriture du crime, Les Impressions nouvelles, 1989. (3) Le narrateur est l'assassin (Le crime de Roger Ackroyd, récemment soumis à une nouvelle contrainte de lecture par Pierre Bayard dans son Qui a tué Roger Ackroyd ?, Minuit, 1998) ; l'assassin est l'une des victimes (Dix petits nègres, réécrit brillamment par Jean Lahougue dans La Comptine des Height, Gallimard, 1982) ou encore l'assassin est le détective (Rideau, dont il serait intéressant de rapprocher Les Gommes, Minuit, 1953, d'Alain Robbe-Grillet).

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