FORMULES

Éditorial du numéro 5


Qu'est-ce qu'une contrainte, au sens que ce terme a pris dans le sillage de l'Oulipo ? Tel était le sujet de notre dernier numéro, première synthèse de quatre années de notre revue, consacrée à un phénomène littéraire qui semble se manifester prioritairement (mais non uniquement) dans le domaine francophone. Cette démarche a eu comme effet de faire poser à d'autres le problème de la contrainte. Un livre récent de Jon Elster (1), qui reprend le problème du point de vue de la critique anglo-saxonne, et l'article de Valérie Susana et de Grégory Corroyer, qui le font du point de vue de la textologie, en fournissent des témoignages très directs. Pour continuer ces échanges, Formules organise cet été un colloque international à Cerisy-la-Salle où il sera tenté d'ouvrir de nouvelles aires de recherche et de création (voir p. 302).

Notre première synthèse théorique sur les écritures à contraintes, a privilégié une approche inductive, qui partait d'exemples textuels concrets, où les auteurs avaient explicitement utilisé le mot contrainte pour qualifier leurs modes d'écriture. Dans un premier temps, nous avons établi que ce terme désignait certaines prescriptions systématiques, qui gouvernent la forme et/ou le sens d'un texte, mais qui sont différentes des normes linguistiques et pragmatiques. Cela nous permettait d'exclure du champ de la contrainte tous les procédés textuels non systématiques. Au-delà de ces précisions de base, nous avons postulé dans un deuxième temps que tout nouveau critère permettant de mieux cerner la « contrainte », échappait nécessairement à l'objectivité. En effet, toute question sur le caractère très contraignant ou peu conventionnel d'une technique d'écriture (c'est-à-dire sa difficulté ou sa rareté) ne peut se poser qu'à propos de son degré de difficulté ou de rareté. De tels « critères » impliquent donc une série indéfinie de degrés, sans qu'un seuil discriminatoire puisse être fixé sans arbitraire. Nous en avons ainsi conclu que la contrainte était un « cluster concept », et que sa définition devait rester souple et tenir compte de plusieurs facteurs à géométrie variable. Notre définition provisoire serait donc la suivante : nous appellerons contraintes les prescriptions textuelles (explicites, ou pouvant être explicitées) peu canoniques, souvent très contraignantes mais toujours totalement obligatoires, que l'on emploie systématiquement lors de la rédaction et/ou de la lecture d'un texte donné.

La thématique de notre actuel numéro milite dans ce sens. Il est consacré prioritairement à deux types de réécriture systématique, l'un assez courant et peu contraignant, le pastiche, l'autre bien plus rare et beaucoup plus contraignant, le collage. Chez les lecteurs, ou chez les écrivains, l'effet de nouveauté se trouve souvent lié à l'ignorance ou à l'oubli. Pour cette raison, nous avons volontairement utilisé deux termes récents, pastiche et collage, pour nommer deux procédés qui ont derrière eux une longue histoire et quelques chefs œuvre, parfois inconnus. Le Cento Virgilianus de Proba est resté célèbre et célébré pendant plus d'un millénaire, avant de sombrer dans un oubli non mérité. Par contre, le Quichotte est une parodie et un pastiche qui a réussi à faire oublier ses modèles, les livres de chevalerie. Un peu d'histoire donc. « Pastiche » fut la qualification péjorative que le XVIIe siècle avait donné d'abord à certains tableaux plus ou moins contrefaits. On l'utilisa ensuite en littérature, pour nommer un avatar du faux et de la parodie. Quant au « collage », cette dénomination, utilisée par les avant-gardes du siècle dernier, désigne une série de procédés appartenant en fait à un genre très ancien, le centon, dont la première codification connue, celle d'Ausone, date du IVe siècle.

Dans le domaine de la création contemporaine, qui est notre sujet principal, ces deux genres ont connu des développements inattendus, bien au-delà du pur ludisme qu'on leur attribue habituellement. Signalons en premier lieu, l'oeuvre singulière de Jean Lahougue, qui utilise des procédés proches du pastiche (mais en les reniant en tant que pastiches proprement dits). Il adopte ainsi, en fonction de projets formels très construits, les styles caractéristiques de divers écrivains de genres dits mineurs (roman policier, roman pour la jeunesse) : Agatha Christie dans La Comptine des Height (Gallimard), Georges Simenon dans La Doublure de Magritte (Les Impressions Nouvelles), Jules Verne dans Le Domaine d'Anna (Champ Vallon). Lahougue a été capable de sacrifier ce que (presque) tout auteur considère comme le plus essentiel, ce style qui « est l'homme », et obtenir ainsi, paradoxalement une victoire stylistique majeure. Dans le domaine du collage ou centon, Yak Rivais a produit Les Demoiselles d'A., superbe roman (actuellement réédité) dont l'onirisme inquiétant surpasse tout ce que le surréalisme a pu obtenir dans cette veine.

Ces deux auteurs sont présents dans ce numéro 5 de Formules, qui a été élaboré en commun avec la revue TEM, dirigée par Claudette Oriol-Boyer. Cette dernière nous a apporté, avec sa propre collaboration, celle d'une équipe où l'on retrouve Pascale Hellégouarc'h, Anne-Claire Gignoux et Françoise Weck. Quant à Jean Lahougue et Daniel Bilous, ils font partie de TEM et de Formules depuis leur création. Notre collaboration avec TEM met en notre ambition d'accueillir la plus grande variété d'approches de la contrainte. Pour cette raison, nous publions, par exemple, les œuvres des membres de l'Oulipo, à coté d'auteurs de textes à contraintes qui les réécrivent de manière critique, comme Jean Ricardou, ou qui leur sont ouvertement hostiles, comme Yak Rivais. Nous publions également des auteurs indépendants, comme Umberto Eco, Régine Detambel, Pierre Lartigue, Antoine Volodine, etc. Cette ouverture aux diverses tendances de notre domaine, contredit une opinion sur Formules que Christian Prigent a publié dans son récent Salut les anciens, Salut les modernes (P.O.L 2000). Prigent y compare notre choix (bien réel) d'un « formalisme radical » aux attitudes des avant-gardes historiques, lesquelles avaient tendance à jeter le discrédit sur toutes les démarches qui s'écartaient de leur voie. Le formalisme à la fois ludique et rigoureux qui est le notre n'exclut pas d'autres options esthétiques, mais, simplement, ces options ne font pas partie de notre domaines de recherches et de création.

1 Ulysses unbound, Studies in rationality, precommitment, and constraints, Cambridge University Press, 2000.


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