FORMULES

Extrait du numéro 5


Valérie Susana et Grégory Corroyer
(Philosophie du langage de la communication, Université Paris III)

Pour une approche textologique de la contrainte

Un texte n'est jamais si grand que lorsqu'il invente ses propres normes de signifiance, il remplit la fonction d'insolite propre à la textualité. (F. Jacques)

Nous aimerions, par cette courte contribution, continuer la réflexion sur la contrainte littéraire. Cette réflexion est ipso facto « philosophique » : en effet, si les textes sont le médium de la culture (en ses formes littéraire, scientifique, morale, politique, etc.), la condition de textualité comme telle est l'objet de la philosophie dans sa forme contemporaine, à savoir la philosophie de la culture. Tel sera notre angle d'approche. Il nous semble en effet que la compréhension de la contrainte textuelle ne peut faire l'économie d'une préalable définition philosophique du texte en tant que tel, qui n'a pas été débattue lors du dernier numéro de Formules. La façon dont nous définissons le « texte » influence la définition de la contrainte, en tant que celle-ci y trouve toujours son site d'actualisation. Or, il se trouve que la « textologie » (à ne pas confondre avec la textique) à notre avis, facilite l'appréhension du problème.

Dans les articles qui cherchaient à définir la contrainte (notamment ceux de C. Reggiani, B. Schiavetta et P. Bootz), le terme « texte » a été employé dans des acceptions conceptuelles très différentes, si ce n'est éludé. [P. Bootz, « Textes à contraintes », in op.cit., p. 81, note 2 : « L'usage du terme “texte” est tellement multiple que ce mot est trop ambigu pour une utilisation précise. Je l'évite donc au maximum. »] Tenter d'unifier les définitions du texte autour d'un concept opératoire, est un geste pour unifier les définitions de la contrainte. Car c'est aussi dans l'idée que l'on se fait du texte que l'on trouve ou non des critères pertinents pour définir une contrainte textuelle et, plus particulièrement, littéraire.

1. De l'objet-texte à la condition de textualité

Le mot « textuel » désigne ce qui est conforme à un procès de textualisation. D'un point de vue épistémologique, la réalité complexe du texte est prise en compte par différents éclairages théoriques, ou différentes disciplines objectivantes et locales. Pour les études lexicographiques, le texte se prête à des opérations de tri et de décompte des unités en séquences dans le texte. La syntaxe pense le texte comme représentation formelle d'une suite de morphèmes. Les approches cognitives repèrent la lisibilité de la mise en forme des structures visuelles du texte en tant qu'il a des propriétés morphodispositionnelles. Chacune des approches conduisent a une nouvelle clarification. Mais quelque soit la justification méthodologique invoquée, une approche seule dénature, voire volatilise, l'objet texte, car celui-ci ne se réduit pas à un ensemble fragmenté d'états statiques. Un texte est davantage que sa reconstruction fragmentée par les disciplines scientifiques.

On se placera donc en recul par rapport à ces hypothèses fragmentaires, qui voient dans le texte un étagement de structures, privant par-là même le texte de son caractère processuel — un processus étant une série d'étapes nécessaires à un type d'action — et de son caractère communicationnel — le processus étant engendré par une relation, ou mieux : une médiation. Or, ces dimensions sont constitutives de la genèse du texte ; dimensions fédérées par ce que nous appelons la « condition de textualité ». Cette condition, quelle est-elle ? Elle est en premier lieu une surdétermination de l'a priori originaire de la condition humaine, c'est-à-dire la communication. La communication suppose un processus appelé signifiance. Ce dernier articule en lui trois dimensions irréductibles :

1) la différence sémiotique : un code d'entités symboliques appelées signes linguistiques (unissant chacun un signifiant et un signifié), organisées en un systè me qui les solidarise entre eux et les identifie par différenciation interne (F. de Saussure dit : « immanente ») constitue la structure de notre pensée, et conditionne son actualisation en parole (orale ou écrite) ;

2) la référence sémantique : l'existence d'un monde extra-linguistique (hors-symbole) doit être supposé pour que nos énoncés (discursifs et/ou textuels) puisse parler de quelque chose. Ce monde peut être ontologiquement « réel », ou fictionnellement « feint » (au sens ou la fiction littéraire feint de se référer à un monde extra-linguistique qu'elle construit dans le récit ou diégèse) [Cf. les recherches de J.R. Searle, G. Genette et J.-M. Schaeffer, entre autres] ; c'est parce que nos dires sont en prise sur les référents du monde qu'ils peuvent être vrais ou faux ;

3) la communicabilité pragmatique : elle concerne non plus les énoncés (ce qui est dit) mais les énonciations (le dire et ceux qui disent) ; la communicabilité est ce qui permet aux actes de langage de se coordonner entre eux au sein de « jeux de langage » discursifs (Wittgenstein), ou de jeux textuels. Dans ces jeux, les énonciations acquièrent d e la pertinence : des ordres se coordonnent à des obéissances, des excuses à des pardons, et bien sûr, des réponses à des questions.

Ce processus de signifiance est dialogique en son fond. Qu'est-ce à dire ? La condition de possibilité (en philosophie : le « transcendantal  » ) de tout discours ou texte, est la relation interlocutive. Elle fait des sujets parlants des interlocuteurs, réunit par un désir de co-construction du sens. D'où il sort que le « sens », n'est rien d' autre que ce qui est dicible (mieux : communicable) entre nous. Le dialogisme s'actualise en discours (dont on peut typologiser des genres : dialogue, discussion contradictoire, conversation, négociation, etc.) et en textes.

Ici, corrigeons le sens commun : un texte n'est pas un « objet » (un livre sur l'étagère d'une bibliothèque), ni l' « œuvre » d'un sujet, et encore moins le résidu préexistant à l' « interprétation » d'un lecteur. Certes, « les paroles s'envolent et les écrits restent », mais le texte ne s'épuise pas dans l'écriture, pas plus que la textualité ne se réduit à une matérialité signifiante. Le texte est une relation, non pas in praesentia (comme dans le discours entre interlocuteurs), mais in absentia : une médiation entre un auteur et un lecteur qui partagent ensemble un espace de compréhension (plus ou moins problématique). Cet espace est interrogatif, il est parcouru en commun par progression des questions aux réponses. Un texte devient « lettre morte » si sa dialogicité disparaît, c'est-à-dire s'il cesse d'être le mi-lieu de l'intérêt (inter-esse, être avec) de l'auteur et du lecteur : il manque alors à sa médiation (dia), où le désir — « érotétique » (érotèma, interrogation) — de l'auteur est proposé en partage :

« C'est leur tension relationnelle qui fait progresser le questionnement informel, souvent selon une stratégie de controverse latente : les mondes possibles qui expriment les croyances sont re-structurés au cours de la confrontation épistémique qui sous-tend le questionnement. » [F. Jacques,  « Une conception dynamique du texte. Le problème de son applicabilité à la textualité juridique », in Lire le droit. Langue, Texte, Cognition, sous la direction de D. Bourcier et P. Mackay, Paris, L.G.D.J, 1992, p. 430. Cf. Également Id., « Interrogativité et textualité », Mélanges offerts à Robert Ellrodt, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 1994, p. 24 : « La pensée d'un auteur n'est pas faite seulement de ses pensées, elle est faite de toute la durée et de toute la distance qui le sépare et peu à peu le rapproche de ce qu'il entreprend de penser. Or cette distance et cette durée ne sauraient être un intervalle de soi à soi, sans être un champ d'alliance et de connivence avec un lecteur putatif. » ]

Ce cheminement est caractéristique de la textualité en général : tout texte, qu'il s'agisse d'un traité philosophique, d'un poème, d'une démonstration mathématique, d'une évangile, d'un code de loi, etc., propose toujours un objet de débat, et impose toujours une méthode de questionnement de cet objet, dont le lecteur est convié à s'enquérir avec l'auteur. En sorte que la condition de textualité est elle aussi productrice de « genres  » par surdétermination de la signifiance : chaque type de questionnement (ou « forme symbolique ») est reconnaissable comme tel, et repéré par les institutions culturelles comme étant le signalement du philosophique, du littéraire, du scientifique, du religieux, du juridique, etc. Ces genres ne sont pas « contextuels » (ils sont irréductibles aux situations de discours), mais textuels : ils concernent notre capacité à nous repérer dans le monde du sens et distinguer ses ordres, à savoir quand nous sommes «  en » philosophie, « en » science, « en » littérature, etc.

Le texte n'est pas un fragment linguistique, il est une unité de sens dans sa totalité. Tel est le présupposé de la philosophie du texte de F. Jacques : [Les définitions principielles de l' approche textologique figurent dans les articles de F. Jacques : « L'Ordre du Texte », in Encyclopédie Philosophique Universelle, t. IV - Le Discours Philosophique, PUF, 1998, pp. 1761-1792 ; L'Autre Visible (en collaboration avec Jean-Louis Leutrat) Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997 ; « Interprétation et textualités », in Comprendre et interpréter, J.Greisch (dir.), Beauchesne, Paris, 1994 ; « Interrogation et textualités », in Mélanges offerts à Robert Ellrodt, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 1994 ; « Le moment du texte », in Le Texte comme objet philosophique, J. Greisch (dir.), Beauchesne, Paris, 1987, p. 15-85] :on ne signifie que via le texte ; l'interrogation s'y détermine et s 'y accomplit le plus pleinement. On comprend le lien entre communication du sens et textualité, lorsque l'on examine l'organisation des trois axes de la signifiance. En principe, l'axe linéaire de la langue (syntaxique), l'axe référentiel (sémantique) et l'axe de la communicabilité (pragmatique) sont unifiés dans le texte par un critère. Le texte est unifié s'il adopte un même procès de thématisation où ce à quoi il se réfère est mis en débat. En toute rigueur un texte est cohérent s'il présente un jeu interrogatif bien formé, et la référence textuelle se détermine pour autant qu'une interrogation contribue à guider le rapport au « réel ». Ce dont parle le texte, c'est ce qui est en question en son sein. En quoi parle le texte, son langage (le modèle ou la conception du monde qu'il propose), c'est la manière de s'interroger qu'il propose au lecteur d'adopter.

D'où l'option philosophique : penser, c'est interroger entre nous. C'est toujours l'interrogation qui détermine le déploiement sé mantique du texte : ce dont il peut parler, et ce qu'il peut y mettre en question :

« Ce sont les questions que pose le texte, la problématique dont elles procèdent qui lui confèrent sa productivité propre, et qui par la suite sont à la racine de son sens textuel. » [F. Jacques, « Une conception dynamique du texte. Le problème de son applicabilité à la textualité juridique », art.cit., p. 425.] « Comprendre un texte, c'est saisir son type de questionnement. L'analyser, c'est déterminer ce type. Cela suppose le repérage de la manière dont s'entrelacent les différents marqueurs discursifs : notamment les lois de composition (qui feront par exemple du texte un texte littéraire, et du texte littéraire un genre romanesque, épistolaire, ou poétique), et les ré gimes discursifs (ainsi la prédominance du narratif dans la littérature de fiction, du descriptif dans le texte scientifique, de l'argumentatif dans le texte politique, de l'injonctif dans le texte de droit). Ces déterminants proc èdent toujours de l'interrogation, comme mode de production des contenus sémantiques définissant l'espace culturel (le monde possible) où se meut l'auteur. Cet espace n' est jamais unique en son genre ou absolument particulier ; il est toujours possible de le caractériser comme une actualisation (originale) d'un « type ».

À quoi reconnaît-on un type de texte ? À la prégnance de catégories, qui sont spécifiques (littéraires, esthétiques, scientifiques, religieuses). La catégorisation d'un texte déter mine pour lui l'interrogeable : l'horizon en fonction duquel le système symbolique, la façon de référer au monde et le dispositif énonciatif s'organisent de façon typique. Pourquoi peut-on reconnaître ces types de textes Parce que l'ego interrogans (notre compétence interrogative) repère ces universaux de la culture en nous inscrivant dans la communauté de ceux qui peuvent comprendre le texte — s' interroger avec lui selon son type [La compréhension textuelle n'est pas une « interprétation » (interrogation sur le texte, qui lui assigne d'autorité un sens). La textologie n'est pas, par conséquent, une « herméneutique »]: « Attendu qu'un ordre d'expérience ne se constitue en domaine pour la pensée effective qu'en se textualisant, de principes discursifs qu'étaient les catégories, les voici qui se déterminent suivant un environnement textuel typique » [F. Jacques, « Qu'est-ce qu'une catégorie religieuse ? », in Le Statut contemporain de la philosophie première , Éditions du centenaire, Beauchesne, Paris, 1995, p. 90. ]

2. Une contribution textologique au débat sur la contrainte

À première vue, ces larges considérations philosophiques sur le texte ne concernent le spécialiste de la contrainte qu'indirectement. Pour lui, la contrainte se définit avant tout comme une réalité de type structural, venant surdéterminer l'axe de la différence, par retrait ou ajout d'une « règle ». La signalisation de la contrainte serait alors de ce point de vue avant tout formelle (qu 'elle concerne l'écriture, au sens de Derrida, ou la lecture) : contrainte « morpho-dispositionnelle » appliquée aux aspects syntagmatiques (la combinatoire des morphè mes), paradigmatique (le choix du vocabulaire possible), typographiques, etc.

Disons que nous avons pris le problème en amont : une contrainte étant textuelle, elle suppose une définition préalable du texte. Or, cette définition contraint, si l'on peut dire, par dé finition toute définition de la contrainte. Néanmoins, il convient d'étayer l'argument par la prise en compte de quelques exemples, destinés à montrer la solidarité entre les différentes dimensions de la textualit é.

1) Partons du plus simple. Le texte étant un processus, nul axe ne peut être affecté d'une contrainte sans que l'ensemble du texte ne répercute ses effets. Ainsi, l'aspect structural de la différence est corrélé avec les deux autres aspects de la signifiance et ne saurait être considéré isolément pour lui-même. Par exemple une règle d'écriture (écrire tout un roman sans « e ») détermine non seulement l'ordre et la lecture des combinaisons possibles, mais aussi, plus largement, ce dont on peut parler et ce que l'on peut faire entendre à son lecteur. Un texte contraint au niveau du système grammatical des différences est ipso facto contraint au plan de sa référence au monde et de la communicabilité de la relation qu'il installe entre les personnes qu' il relie. La contrainte n'est donc pas que de formulation, elle a sa racine dans l'interrogation, i.e. le choix du langage et du jeu de langage.

Or, toute médiation en langage suppose des règles : celles de l'a priori communicationnel (différence, référence, communicabilité), et celles de la condition de textualité (interroga tion et catégorisation). La « contrainte » la plus originaire, et la plus « contraignante » qui soit est donc interrogative : il y a non seulement une pluralité de jeux de l angage qui formatent notre rapport à autrui, mais une multiplicité irréductible de problématiques distinctes qui formatent notre rapport au monde, et prédéterminent de façon plus ou moins rigide l' exercice de notre autonomie de pensée.

2) Passons au seul problème qui implique une prise de position théorique : pourquoi la contrainte En quoi sert-elle la littérarité du propos, d'où elle tire sa valeur (sémantique) La réponse la plus triviale serait de dire : « parce que ce jeu plaît à celui qui le joue (l'auteur) et propose à son lecteur de jouer avec lui » ; la recherche étant celle du divertissement. Cette réponse est insuffisante selon nos attendus. En effet, le texte n'est pas un « monument » fixé par un auteur selon son bon vouloir. Ce qu'on appelle « contrainte » n'est à rechercher ni dans l'intentionnalité de l'auteur, ni dans la réception interprétante du lecteur, mais bien entre les deux, dans la communauté de compréhension (incluant l'amusement voire le délire partagé) qu'ils forment ensemble. Qu'est-ce que cela change ? L'abandon d'une certaine thématique de la liberté d'écriture indexée sur la « gratuité » du jeu ; tout ludique qu' il soit, le jeu n'exclut pas la signification. Indexer la contrainte sur la signifiance textuelle, ce n'est pas assigner de force au jeu, de type oulipien ou pataphysicien par exemple, un traitement des « grandes questions importantes (profondes ou graves) de la vie » ; simplement, le jeu contraint est aussi « littéraire » en tant que siège d'un certain type d'interrogation producteur de sens.

Il n'est pas question d'entrer ici dans une exposition technique de la controverse sur la littérarité. Nous donnons d'emblée notre position. En accord avec les postulats de la textologie, l 'on peut assigner à l'interrogation « littéraire » la forme d'une enquête motivée par l'énigme. [Telle est la position de M. Kundera et surtout J. Bessière en critique littéraire]. Ici, la contrainte ne sert pas l'énigme mais devient une énigme. La règle n'affecte pas que le matériau signifiant de l'interrogation (le code), mais l'interrogation elle-même : la contrainte devient la catégorie fondamentale du texte contraint, en tant qu' elle est affectée du caractère d'énigmaticité.

Cette problématique du rapport à la contrainte est considérable et ne peut être traitée de front. Les deux arguments que nous souhaitons principalement intégrer dans le débat entre les spécialistes sont les suivants :

3) Le concept central de règle, primordial pour la dialogique et la textologie, est la manifestation spécifique de la contrainte ; affirmation d'allure banale, mais qui devient intéressante en pré cisant que :

4) Le processus de signifiance textuelle suppose un sens à la règle, précisément comme objet énigmatique de questionnement.

La contrainte, on l'a dit, tient toute entière dans l'idée de règle. La règle est une convention d'où naît la nécessité des deux côtés de la relation textuelle : l'observance de la règle côté auteur, la reconnaissance de la règle côté lecteur. Les textes à contrainte font un usage, au sens strict extra-ordinaire, de la règle. Cependant en disant cela, on énonce une lapalissade : un texte à contrainte détermine une ou plusieurs règles qui font sa spécificité textuelle ; son identité reposant sur l'usage de la règle, autrement dit son caractère contraint. Le definiendum (ce qui est à définir) — la contrainte — participant du definiens (ce qui définit), nous avons une proposition circulaire qui dit une vérité évidente mais n'apporte aucun éclairage.

Il faut donc aller plus loin. La « légitimation » de la règle d'écriture et de compréhension imposée par le système (que l'on s'impose) réside dans l' énigmaticité moins de la règle elle-même (puisqu'elle est souvent indiquée comme légende de lecture, il n'y a pas à la chercher, mais à la suivre), que des raisons de se l'imposer. Si l' on convient, en accord avec les canons esthétiques de la littérature contemporaine, de considérer l'énigme comme critère du littéraire, alors les textes à contrainte sont les plus « littéraires » qui soient. Car l'énigme ne se donne pas à chercher dans le texte (dans le procès d'interrogation du récit ou du poème), où il faut faire usage de la règle : l'énigme est le texte lui-même, étrange objet durement réglé, qui nous impose une réflexion sur la règle. Les règles qui permettent de « jouer » à contraindre son écriture (et, par voie de conséquence, la lecture) n'é puisent pas l'interrogation qu'elles imposent (ou à laquelle elle nous contraignent) sur le sens de la règle. Voilà pourquoi, comme on l'a dit, un texte à contrainte n'est jamais « gratuit » : il est toujours le lieu d'un véritable questionnement, même s'il se dissimule derrière la règle pour faire croire le contraire.

Le sens de la règle concerne l'auteur et le lecteur dans leur enquête. Il est distinct de la forme de la règle, de sa cause et de ses effets plus ou moins structurants et signifiants. C'est le théoricien de la contrainte qui l'explique de la sorte, en la prenant pour objet à l'intérieur d'un méta-texte interprétatif ; il cesse d'être un lecteur, s'il ne s'intéresse plus à la qualité du jeu de l'écrivain dans les règles, et la question ouverte qu'il pose et impose à propos de la règle.

Prenons l'exemple de l'écriture d'un palindrome. Son auteur, exerçant sa pensée (donc sa compétence interrogative) ne se contente pas d'essayer « d'écrire du beau » malgré la contrainte lourde qui rend cette performance délicate. Un palindrome restant un poème, il s' interroge peu ou prou sur le sens de la vie (du soi dans le monde avec ou contre les autres). Mais il ne s'agit pas là de n'importe quel poème. Techniquement, le palindrome obéit à une logique spéculaire « en miroir  », telle que chaque phrase peut se lire dans les deux sens. Et là le mot « sens » prend son double sens : direction et question ; les deux étant elles-mêmes dédoublées (la même suite de lettres fait deux phrases, de sens distincts). La règle, ici, est précisément le miroir (speculum) qui permet ce retournement (du matériau signifiant) et ce dédoublement (du sens des énoncés). L' « énigme  » vient de l'image de la règle qui se montre sans se dire dans le texte contraint ; texte qui devient lui-même un symbole de la « vie » : en effet, elle aussi peut se retourner com me un gant pour ou contre ceux qui la vivent. « Que notre langage soit réglé contraint toute notre vie », disait Wittgenstein (Investigations philosophiques).

Certes, selon J. Roubaud, « Un texte écrit selon une règle parle de cette règle ». Précisons : un texte contraint propose un questionnement sur le sens de cette règle en en fai sant usage mais sans en faire mention ; d'où le caractère énigmatique (question implicite) de la règle. Certaines choses, disait encore Wittgenstein, ne peuvent être dites, mais seulement montrées ( Tractatus logico-philosophicus). L'enquête du lecteur consiste à porter au dicible cette monstration de la règle, se donnant à voir dans le corset que s'impose à elle-même la textualité . Si la relation textuelle (le jeu), avons-nous dit, n'est pas gratuite, c'est parce qu'elle présuppose la question de son propre sens. La contrainte n'est pas un « pré-texte ».

Autre exemple : le lipogramme, et plus précisément celui de G. Perec, La Disparition. Le « e » qui disparaît dans la règle d'écriture constitue l' indice que fournit le texte à propos de sa propre règle de lecture : l'énigme du « eux » disparus. Le sujet, le thème, mieux vaudrait dire la question du texte, est précisément son caractère contraint : par la règle, il parle de la règle sur le mode du manque ; il nous la rend problématique ; il faut la chercher avec lui. Le texte réglé exhibe la problématicité de sa propre règle : il s' interroge sur sa propre condition de textualité. L'on retrouve ce " retour sur soi " (réflexivité, spéculativité critique) caractéristique de la littérature moderne, dans la forme complexe de l' auto-référence. Toutefois, ce que l'on ne voit pas toujours, c'est le caractère interrogatif de cette auto-référence. C'est-à-dire que la contrainte réglée est le corps signifiant de l' interrogation à propos du sens même de cette règle. Autrement dit, l'énigme « poétique » de la vie passe, dans la littérature à contrainte, par l'auto-interrogation sur la contrainte qui rè gle la vie par le langage. La question de la règle, devient la méta-règle du texte contraint. Il est en quelque sorte à lui-même sa propre question.

Ici, la règle d'écriture se donne comme le signe (quelque chose qui tient lieu de quelque chose d'autre pour le lecteur) de la règle de lecture. Mais comme la première (qui concerne le mat ériau signifiant) redouble la seconde (qui concerne le contenu signifié), les deux coïncident symboliquement : souffrir d'écrire sans « e » ; souffrir de vivre sans « eux ». De la tex tualité comme forme de vie, avec pour dénominateur commun la contrainte, et avec pour corrélat le partage du sentiment d'angoisse vécu de l'auteur, qu'il rend ainsi communicable — dans et par l'énigme — à son lecteur.

* * *

Notre conclusion sera, elle aussi, « philosophique ». Qu'est-ce que la philosophie ? La recherche des possibles conceptuels : de ce qui est pensable pour nous, c'est-à-dire, de ce qu'il est possible de dire entre nous. Une recherche sur la contrainte serait donc a priori une impasse pour la philosophie, si l'on n'y voyait qu'une règle limitative de ces possibles. Mais une limite limite précisément une liberté, donc une possibilité, et l'on retombe sur ses pieds. La notion de règle, loin d'être l'antithèse de la liberté de création, non seulement ouvre des espaces de jeu dans le texte, mais redouble la créativité interrogative comme enquête sur la règle elle-même. Bref, la contrainte littéraire est une manifestation de la créativité autonome, en tant que l'on se donne à soi-même une règle à respecter, et que cette règle est tout sauf dépourvue de sens pour celui qui se l'impose et la suit.

Il n'est pas interdit de croire qu'en contraignant sa compétence textuelle, l'auteur d'un tel texte trouve à parler de la difficulté de vivre à travers la difficulté d' écrire. Plus on est contraint par une règle de langage, plus les possibles de la dicibilité s'amenuisent et plus, paradoxalement, il devient possible d'identifier la difficulté de parler dans les règles avec la diffi culté de parler de la vie. Réduire la pluralité des chemins, ce n'est pas donner la réponse mais s'obliger à aller au plus court pour engendrer l'énigme. La signifiance s'aiguise sur les bords de la contrainte, et conduit à prendre l'énigme au pied de la lettre.


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