L’écriture telle que nous la connaissons et pratiquons, est un objet qui se
déploie aussi bien dans le temps que dans l’espace : elle est quelque chose qui
se voit (dans l’espace), mais aussi se parcourt (dans le temps), et même quand
nous ne faisons que l’entendre (l’écoute étant par définition temporelle), elle
ne laisse pas moins de s’appuyer également sur des dimensions visuelles (la
mémoire, par exemple, qui est nécessaire à toute compréhension, obéit aussi
à une logique de l’espace). L’écriture à contraintes ne fait nullement exception
à cette loi générale. Même s’il existe des contraintes purement visuelles (comme
par exemple l’acrostiche) ou purement temporelles (comme par exemple l’isorythmie),
la plupart des règles mises à profit dans l’écriture à contraintes relèvent
manifestement des deux régimes. Le cas de la rime est ici très parlant. A première
vue, ce procédé paraît relever essentiellement d’un critère temporel (dans la
tradition française, la rime est ce qui marque ou rehausse la fin d’un segment
de longueur déterminée, la longueur en question n’étant pas spatiale mais temporelle :
le vers n’est pas exprimée en nombre d’espaces typographiques mais en nombre
de syllabes). Toutefois, il apparaît très vite que dans les segments plus longs
la rime ne devient perceptible que dans la mesure où elle est soulignée par
un aspect visuel : le passage à la ligne (il faut rappeler ici une les
leçons fondamentales de Benoit de Cornulier, qui a démontré dans son Traité
du vers qu’au-delà de sept syllabes nous « perdons le compte »,
si bien que la rime placée à la fin de l’alexandrin passerait moins, voire pas
du tout, si elle n’était étayée par l’architecture visible de l’alignement des
vers). Il est même possible de généraliser cette importance du visuel dans le
texte, car à mesure qu’un écrit se transforme en texte à contraintes, on pourrait
dire qu’il s’éloigne du modèle essentiellement temporel et linéaire de la parole
pour se rapprocher petit à petit d’un mode mixte, où temps et espace se renforcent
mutuellement. Le présent numéro de Formules se propose d’étudier cette intrication
du temps et de l’image, d’abord par une série d’études critiques et historiques,
puis par une série d’exemples montrant l’intérêt d’une insistance plus avertie
et rigoureuse sur l’image et la dimension du visuel dans le texte.
L’explosion des images dans notre société du spectacle, dont la rapidité et le
côté manipulateur se situent en quelque sorte aux antipodes de l’écriture à
contraintes dont les lenteurs se veulent un outil d’émancipation intellectuelle
(et partant politique), est analysée par beaucoup comme une érosion de la
culture traditionnelle de l’écrit. On pourrait penser dès lors que la mise en
exergue de ce qui touche à l’image dans la production de l’écrit est une
concession peu critique au goût du temps. Pour plusieurs raisons, une telle vue
est erronée. De manière très générale, il n’est plus possible d’en rester
aujourd’hui au clivage absolu de l’image et du texte. Tout comme le texte est
traversé d’un bout à l’autre par des mécanismes visuels, l’image est, quant à
elle, obligée de composer avec la langue écrite ou parlée. L’image, qu’on le
veuille ou non, n’est pas un langage (ce qui ne l’empêche pas d’être une force
de communication essentielle) et en pratique l’immense majorité des messages
visuels s’accompagnent d’un discours verbal (quand bien même ce dernier a perdu
un rien de sa suprématie d’antan). De manière plus particulière, il convient de
voir dans la généralisation des formes mixtes d’aujourd’hui la forme explicite
d’une duplicité longtemps demeurée implicite, tant du côté de l’image que du
côté du texte. La photographie du 19e, par exemple, n’était pas du tout une
pratique purement visuelle : les historiens apportent chaque jour de nouvelles
preuves que ce genre d’images ne pouvait tout simplement fonctionner sans
l’appui massif de toutes sortes de textes et de discours. De son côté,
l’émergence des formes brèves en poésie, qui marquent en fait la naissance du
lyrisme moderne, est avant tout le résultat d’une rencontre des dimensions
temporelle et spatiale dans la parole poétique. C’est dans cette perspective-là,
et non dans celle d’un abandon du texte au profit de la seule image, qu’il
importe de lire les contributions de ce numéro.
Les lecteurs de Formules ne seront pas étonnés de la diversité des articles
et des créations. Les uns s’attachent à la superposition du texte et de l’image.
D’autres se penchent sur les métamorphoses du régime verbal en celui visuel
et inversement. D’autres encore retravaillent les mille et une variantes de
l’illustration. Un dernier groupe se propose, tout à fait dans la logique globale
de ce numéro, de montrer la part de visuel dans ce qui paraît strictement verbal
et la part de verbal dans ce qui se réduit apparemment à une pure image. Partout,
l’essentiel demeure pourtant le souci de la contrainte, qui introduit une logique
et une cohésion dans un domaine que notre société laisse trop souvent à la dictature
de l’expérience « vécue » et de l’esthétique de la « surprise ».
Aussi le ton de plus d’un article est-il résolument critique, la cible première
étant bien entendu les faciles amalgames du texte et de l’image, que Formules
se plaît à dissocier pour mieux être capable d’en analyser la fusion, et les
innombrables clichés relatifs à la culture du visuel, dont ce numéro se propose
d’examiner les heureuses complexités. Formules 7 le fait en privilégiant
encore le pôle de l’écrit, Formules 9 le fera en insistant davantage
sur le pôle de l’image (mais pas au sens classique du terme, bien entendu).
Comme presque chaque contribution du numéro peut se lire comme un appel à la
création, nous espérons vivement que le prochain numéro de la revue portera
de nombreux échos du champ nouveau que nous commençons à
explorer dans ces pages.
Par rapport aux numéros précédents de Formules, le présent numéro apporte
aussi deux changements structurels. Le premier est sans conteste le renforcement
de l’observatoire, qui s’est imposé en peu de temps comme la référence absolue
en son genre : pour en savoir plus sur ce qui se publie dans le domaine
des écritures à contraintes, les chroniques réunies dans l’observatoire sont
devenues l’instrument de travail par excellence de quiconque s’intéresse à la
contrainte. Logiquement, l’observatoire s’ouvrira bientôt à la recension des
écritures à contraintes ailleurs que dans le seul imprimé. Le second changement
concerne les activités éditoriales du groupe Formules, qui vont s’augmenter
considérablement dans les années à venir. Après le succès de son numéro 6 bis,
consacré aux jeux, Formules souhaite publier régulièrement, en collaboration
avec d’autres revues ou d’autres institutions, des numéros spéciaux, fortement
axés sur un objet ou un thème particulier. À l’automne paraîtra ainsi, en collaboration
avec Les amis de Valentin Brû, un recueil sur Raymond Queneau. De la même façon,
Formules s’apprête à inaugurer la collection du même nom, avec un premier
volume qui reprend les actes du colloque organisé par la revue à Cerisy la Salle
en 2001. Enfin, certains membres du comité participent également à la création
d’une revue de réflexion théorique sur la poésie moderne, FPC (soit Formes
Poétiques Contemporaines). Cette revue annuelle, qui sera présentée à l’occasion
du Marché de la Poésie, a l’ambition de poursuivre le travail de Formules
au-delà du domaine des écritures à contraintes.