Sous le titre « Recherches visuelles », Formules présente ici un ensemble de textes qui prolongent les travaux sur les rapports entre texte et image réunis il y a deux ans dans Formules 7. Ce nouvel ensemble, toutefois, accorde une place nettement plus grande à l’image qu’au texte : c’est moins le seul texte dans ses dimensions visuelle et spatiale qui se trouve interrogé en ces pages que les formes hybrides de l’écriture et de la composition plastique. Comme dans tous les autres numéros de la revue, cette enquête passe par les trois voies de la critique, de la théorie et de la création, toutes périodes et toutes langues confondues.
Au cur du dossier le lecteur découvrira un objet dont l’intérêt pour l’écriture à contraintes est si manifeste qu’il passe parfois inaperçu : le carré. Aucune approche sérieuse des littératures à contraintes ne peut se permettre de passer sous silence le « carré magique » (une grille de cinq fois cinq lettres se lisant dans tous les sens). Aucun amateur de créations d’avant-garde n’ignore les poèmes « cadrés » (« photographiés » ?) de Denis Roche. Aucun historien de la modernité de l’avant-garde ne peut faire l’impasse sur la rencontre de la poésie et de la peinture cubiste dans les poèmes rectangulaires de Pierre Reverdy. Mais la cohésion interne de ce corpus et son apport global à la pratique de la contrainte n’avaient jamais été analysés de manière systématique. C’est ce que se propose de faire le présent numéro de Formules, qui offre au lecteur les outils pour comprendre la longue histoire et les nombreux aspects des formes carrées dans leurs relations avec l’esthétique de la contrainte.
Que cette histoire soit loin d’être terminée se démontre ici avec une suite de créations particulièrement bien fournie. Qu’ils soient anciens ou modernes, la plupart des textes carrés servent aussi de tremplin vers les autres créations et réflexions critiques et théoriques : car s’il offre d’emblée une forme à contrainte éminemment visible, le carré n’est ni la plus dure ni la plus complexe des structures à contraintes, qu’il aide cependant à lire dans une autre perspective. En ce sens, on pourrait dire que le carré essaime et qu’il a inspiré non seulement les participants à ce numéro, mais aussi et surtout tous les auteurs et lecteurs à contraintes, qui trouvent là, dans ce modèle, un exemple de clarté et d’efficacité.
Cette continuité, qui reflète à la fois l’importance de la dimension visuelle dans les diverses traditions des littéraires à contraintes et l’impact grandissant de l’image dans la création et la réflexion contemporaines, fournit l’occasion d’un important renouvellement des sujets abordés dans la revue. Sans renoncer en rien au texte ou à la littérature, Formules s’ouvre de façon plus directe à d’autres pratiques où la notion de « contrainte » joue également un rôle décisif. C’est, dans ce numéro, le cas de la bande dessinée, du cinéma et des arts plastiques (notamment à travers plusieurs contributions sur le « land art »).
Toutefois, ce nouvel élargissement de la palette de Formules ne signifie en rien une dilution de son triple programme de recherche théorique, de critique des uvres récentes et moins récentes, et surtout de création. Les nouveaux objets que se donne aujourd’hui la revue sont en effet éclairés au moyen des outils d’analyse et d’écriture mis au point dans les numéros précédents. La « novellisation », par exemple, c’est-à-dire l’adaptation non pas d’un livre à l’écran mais la transposition inverse d’un film sous forme de livre, s’avère être dans ces pages un objet où convergent aussi bien la théorie de nouvelles contraintes, la lecture minutieuse de certaines uvres, et le point de départ de fictions inédites. Il en va de même pour la bande dessinée, qui fait ici se croiser le dessin et l’écriture de manière parfois souterraine mais toujours on ne peut plus pertinente : ainsi de la relecture de La vie mode d’emploi à la lumière des structures formelles d’une planche de bande dessinée, du passage à l’écriture d’un auteur de bandes dessinées ou encore de l’intégration de techniques de composition littéraire au travail graphique du dessinateur-scénariste.
Cette nouvelle ouverture de Formules est une façon de mettre en pratique son programme d’aborder toutes les facettes du domaine qui est le sien. Elle sera poursuivie dans les numéros suivants, qui exploreront entre autres le continent émergent du numérique et des créations multimédia, qui invitent évidemment à penser autrement les notions de « programme » et de « contrainte ». Ces nouvelles technologies sont déjà présentes ici-même, avec un article sur une création « vidéotex » que les amateurs de l’Oulipo situeront sans problème. Impensable avant l’introduction de certaines technologies d’écriture, ce genre de textes voisine dans la revue avec des créations non pas « écrites sur l’eau », mais exécutés avec des moyens infiniment plus simples. L’important, pour Formules, est de montrer ainsi que, s’agissant des contraintes, les solutions nouvelles données à des questions parfois très anciennes montrent à l’envi que le travail n’est jamais fini, que la lecture du passé aide à inventer le futur tout comme chaque invention génère de nouvelles perspectives sur ce que l’on croyait, à tort, connaître et comprendre.
Jan Baetens.