Avec le présent numéro, Formules fête son dixième anniversaire. Pendant ces années, en marge des lieux communs du jour, cherchant l’innovation sans jamais renier le passé, nous avons cultivé un domaine qu’aucune revue n’avait encore exploré : celui des « contraintes » littéraires, c’est-à-dire des « règles » d’écriture rigoureuses non canoniques.
En 1997, en France, l’idée que l’on se faisait d’une écriture à contraintes se limitait à deux types de productions qui, du reste, se recouvraient partiellement : celles des écrivains (et mathématiciens) de l’Oulipo, et celles des ateliers d’écriture, cet avatar typiquement français et souvent déprécié du « creative writing » américain. Formules a voulu rendre plus ample et plus riche la perception de ce domaine, en l’étendant au delà de ces deux types de production.
Sur le plan des lettres, nous nous sommes intéressés à tous les écrivains de valeur qui aujourd’hui se consacrent, soit habituellement, soit épisodiquement, à l’invention de règles inédites ou au renouvellement de contraintes anciennes dans la mise en œuvre concrète de leurs textes. Certes, nous avons ainsi publié des inédits de la plupart des membres l’Oulipo, mais également ceux d’un grand nombre d’auteurs confirmés, voire célèbres, au delà des frontières des écoles et des langues. Et nous avons eu le souci constant d’accueillir de jeunes auteurs dont certains sont devenus des collaborateurs réguliers.
Sur le plan théorique et critique, la place que nous avons accordée à la réflexion a toujours été essentielle, comme le montrent aussi bien les sommaires des dix premiers numéros (1) que nos multiples interventions dans divers événements, ainsi que la collection de livres qui prolonge désormais
la revue (2). Grâce à ces actions, nous croyons être parvenus à faire admettre une acception plus large de la notion de contrainte (3). Des poètes et théoriciens de la poésie moderne, ou plus exactement de l’extrême contemporain, ont entamé un dialogue avec nous. La recherche universitaire se penche désormais, en France et, davantage encore, à l’étranger, sur l’appareil conceptuel (évolutif) qui est le nôtre, pour l’utiliser ou pour le critiquer (4). Les colloques, rencontres, lectures, se multiplient, tout comme — et c’est capital — les publications des collaborateurs de la revue, dont la diversité reflète le refus de tout esprit de chapelle.
Revue vivante, Formules n’a pas attendu son dixième numéro pour se transformer. À cet égard, le changement le plus notable concerne évidemment la notion même de « contrainte », que nous utilisons aujourd’hui d’une manière plus souple. Si au début Formules cherchait à la privilégier, désormais, après avoir défini notre domaine, nous souhaitons intégrer la contrainte à celui, plus vaste, du « souci de la forme ». Dans cette optique, la réflexion sur l’esthétique des formes régulières dans la création littéraire et artistique contemporaine sera donc appelée à se renforcer dans les dix années à venir.
Le dixième numéro de Formules, largement construit autour d’un dossier sur la littérature numérique et ses domaines voisins, est une illustration des changements en cours, le lien était d’autant plus facile à établir que les aspects clés de combinatoire, de génération infinie, de création interactive et transindividuelle ou encore de tissage du verbal et du visuel étaient déjà présents dans nos précédents numéros. Par ailleurs, ce dossier numérique illustre notre désir d’explorer de nouveaux territoires. En l’occurrence, la rencontre de l’art et de la technologie nous fait aborder des œuvres et des pratiques qu’on n’attend pas forcément dans une publication seulement littéraire et nous force inévitablement à reprendre toute une série de questions relatives aux bases mêmes de l’activité esthétique et de ses jugements critiques.
1) À terme, tous les textes critiques de Formules seront offerts en libre accès sur ce site, où l’on peut trouver d’ores et déjà de nombreux documents d’accompagnement.
2) Alternant, selon la logique coutumière de la revue, textes théoriques et textes de fiction, trois volumes ont paru à ce jour, tous aux éditions Noésis : Le goût de la forme en littérature (colloque de Cerisy dirigé par Bernardo Schiavetta et Jan Baetens), 2004 ; Days in Sydney (roman de Didier Coste), 2005 ; Mallarmé, et après ? (colloque de Tournon dirigé par Daniel Bilous), 2006.
3) Par exemple, deux ouvrages récents ont contribué à imposer le label de « roman à contraintes », qui compte un nombre élevé d’auteurs. Cf. Dominique Viart, Le Roman français au xxe siècle, Paris, Hachette, 1999 (chapitre « Formules et contraintes » p.103-106) et Bruno Vercier, Franck Évrard, Dominique Viart, La littérature française au présent : Héritage, modernité, mutations, Bordas, 2006.
4) Cf. Chris Andrews, « Constraint and Convention : The formalism of the Oulipo » Neophilologus. Holland, 87, 2003, p. 223–232.