FORMULES

Liminaire (n° 11)


Le sujet de notre colloque pourra paraître conflictuel au premier abord. D’un côté, le surréalisme d’André Breton s’est développé contre toutes les contraintes, à commencer par les contraintes formelles, littéraires. Et de l’autre côté, Raymond Queneau a défendu et illustré ce concept au sortir du surréalisme et contre ce mouvement.
La notion de contrainte a été pleinement employée par François Le Lionnais dans le premier manifeste de l’Oulipo en 1962 :
Toute œuvre littéraire se construit à partir d’une inspiration (c’est du moins ce que l’auteur laisse entendre) qui est tenue à s’accommoder tant bien que mal d’une série de contraintes et de procédures qui rentrent les unes dans les autres comme des poupées russes. Contraintes du vocabulaire et de la grammaire, contraintes des règles du roman (division en chapitres, etc.) ou de la tragédie classique (règle des trois unités), contraintes de la versification générale, contraintes des formes fixes (comme dans le cas du rondeau et du sonnet) etc.
Doit-on s’en tenir aux recettes connues et refuser obstinément d’imaginer de nouvelles formules1?
Comme le thème de la contrainte, s’il est de plus en plus d’actualité, est encore confus, je rappellerai dans cette brève introduction qu’il existe deux conceptions de celle-ci, qu’on pourrait appeler la théorie extensive et la théorie restreinte.
Dans la théorie extensive, qui est la première apparue, la plus immédiate et la plus partagée, et qui est celle de ce mathématicien, toute forme peut être une contrainte. De toute forme qui présente une régularité on peut tirer une règle (descriptive) qui peut à son tour devenir une contrainte (prescriptive).
En poésie, les règles de la versification, et plus particulièrement les formes traditionnelles, appelées « formes fixes » alors qu’elles ne le sont guère, tout comme le vers compté et rimé, ont été considérées par les diverses avant-gardes comme des contraintes qu’il s’agit de desserrer, ou même de jeter par dessus les moulins. Le jeune Desnos parle de « formes-prisons ». De même pour les genres littéraires : Breton condamnera le roman, le théâtre. Seules échapperont à la remise en question du surréalisme les règles linguistiques, notamment de la grammaire et du lexique, ou celle de la rhétorique, en tout cas chez un styliste aussi classique qu’André Breton, — alors que Marinetti, le premier, les avait bousculées, sans parler de la veine fantaisiste infralittéraire, qui resurgit avec dada.
Dans cette perspective extensive, prôner la contrainte, ajouter de la contrainte à la contrainte — par exemple écrire un roman sans la lettre e — ne va pas dans le sens de l’histoire, de la libération grandissante de l’esprit : ce peut être considéré comme une aberration masochiste, qui aboutit à la stérilisation de la création. La contrainte est alors vue sous son aspect uniquement restrictif, contraignant.
Le surréalisme avec l’écriture automatique a voulu balayer les contraintes des formes fixes, de la versification, du langage poétique, en desserrant la « censure » sociale, éthique et logique à la faveur d’un état supposé « inspiré », dans la lignée d’une assimilation du génie et de la folie.
Or il l’a fait en introduisant un nouveau faisceau de contraintes. Tout d’abord une contrainte au sens restreint, temporelle : la vitesse d’écriture, dont les auteurs des Champs magnétiques ont expérimenté plusieurs gradations, sur un modèle psychopathologique probable, celui l’excitation verbale lors d’un accès de manie. Ils ont eu recours à une autre contrainte au sens restreint : l’intertextualité, où le poète vise un hypotexte, littéraire : certains morceaux de bravoure de Lautréamont, Rimbaud, Jarry, Apollinaire, ou psychopathologique : les morceaux choisis d’écrits de malades mentaux chronicisés particulièrement incohérents : schizophrènes, démences vésaniques, voire aphasies de compréhension, comme l’avait bien vu Émile Malespine2, ainsi que les phrases de demi-sommeil, montées en épingle.
Avec le récit de rêve, le deuxième type de texte surréaliste historiquement, le récit est une succession de scènes mettant à mal la cohérence à l’échelle du texte. Les discours et l’écriture automatique en état de sommeil hypnotique d’un médium privilégié sont venus modifier et enrichir ces recherches.
Les collages de titres de journaux, présents dans le Manifeste, comme d’autres jeux surréalistes plus tardifs (cadavre exquis) visent à retrouver cette incohérence. Ils se veulent une libération de la contrainte, par le recours à l’aléatoire : et pourtant c’est encore une contrainte, qui relève du centon et de la combinatoire (elle est d’ailleurs puisée dans les jeux de société).
Devant l’échec de l’écriture automatique, le recours à la simulation des maladies mentales s’est avéré, là encore, une contrainte intertextuelle.
On voit que ceux qui cherchent à se libérer de la contrainte s’en donnent de nouvelles, qui peuvent être explicites, mais aussi implicites et négatives.
Ainsi, du point de vue métrique, écrire en vers libres obéit à la contrainte implicite et négative de ne pas écrire en vers réguliers, de s’interdire le comptage et les rappels sonores (où le jeune néomallarméen André Breton avait été le plus loin possible).
Dans l’autre conception de la contrainte, la théorie restreinte, qui est celle qu’ont exposée les co-directeurs de Formules, Jan Baetens et Bernardo Schiavetta, la contrainte désigne un secteur limité3. La contrainte se différencie de la règle. Les règles du discours (la rhétorique), et les normes du langage (règles de la grammaire et du lexique, de la prononciation et de l’orthographe) ne sont pas des contraintes, non plus que les règles de la versification (l’alexandrin, le sonnet). Il y a contrainte dès qu’une régle se durcit, se radicalise : par exemple écrire en vers monosyllabiques, composer des sonnets de diverses variétés, ou écrire sans utiliser une lettre, — ou bien lorsqu’un règle se surajoute aux règles normales : l’acrostiche dans un poème, par exemple, qui est une contrainte littérale. On entre là dans le courant du maniérisme, voire du ludisme.
Les contraintes sont nées de l’examen des singularités poétiques par Raymond Queneau : les formes dites fixes (pantoum, sextine), mais aussi les amusements philologiques rassemblés par Gabriel Peignot : lipogramme, palindrome et autres jeux de mots et jeux d’esprits, que l’Oulipo a revisité lors de ses premières explorations. La nouvelle contrainte qu’il s’est donnée a été d’inventer de nouvelles contraintes.

Je terminerai sur le problème de la liberté et de la contrainte. De Raymond Roussel à l’Oulipo et à ses alentours, le choix de la contrainte est le signe de la liberté du créateur. Ainsi n’est-il pas, écrivait Raymond Queneau, « l’esclave des associations d’idées », et des clichés. Comme le disait Friedrich Engels, — que je cite de mémoire : « la liberté est l’intellection de la nécessité ». Au sein de la contrainte même, sa liberté peut encore s’exercer : il peut choisir entre toutes les possibilités qu’elle lui offre, ce qui « stimule sa racontouse », comme disait Georges Perec. Il peut aussi la contourner par le biais du clinamen.
Le lipogramme, contrainte assez molle, interdit certains mots et l’auteur fait un détour pour qu’il en advienne d’autres. À cette occasion peuvent surgir des fantasmes inconscients ou préconscients, comme dans l’écriture automatique : le créateur est spectateur des surprises de son écriture, comme l’ont été les deux auteurs des Champs magnétiques.
Enfin, il existe des zones d’interférences entre surréalisme et Oulipo. La poésie antonymique, née avec Isidore Ducasse, ou la méthode S + 7 de Jean Lescure, peuvent donner des textes d’apparence surréaliste. Un faux récit de rêve peut être fabriqué, comme l’a fait Raymond Queneau dans « Des rêves à foison », par un simple collage de phrases décrivant des activités quotidiennes. Et les jeux surréalistes se confondent avec les jeux oulipiens avant de retourner dans la boîte de jeux d’enfant dont ils sont sortis.

Pour conclure, le surréalisme et les contraintes formelles se trouvent à des pôles opposés du champ littéraire, mais il y a des contraintes dans le surréalisme, et il y a du surréalisme dans les contraintes oulipiennes.
Où l’on voit, et c’est le souhait le plus vif des organisateurs, qu’un dialogue peut s’établir entre les spécialistes de l’un et de l’autre pôle, qui ne devra pas ressembler au genre du « dialogue surréaliste », avec ses « réponses à côté », — et encore moins donner matière à scandale — l’époque ne s’y prête plus — mais bien être un vrai dialogue, où la communication est marquée par l’égalité et la réciprocité, afin de déboucher éventuellement sur de nouvelles pistes en théorie et en création littéraire et artistique.

Alain Chevrier


1 Oulipo, Littérature potentielle, « Idées / Gallimard », 1973, p.20. retour au texte
2 Émile Malespine, Manomètre, n° 6, août 1924, p. 121-124.retour au texte
3 Jan Baetens & Bernardo Schiavetta, « Définir la contrainte », Le goût de la forme en littérature, « Écritures et lectures à contraintes », Colloque de Cerisy, Noesis, Collection Formules, 2004, p. 344-347.retour au texte


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