FORMULES

Introduction du numéro 13


Prolongeant les nombreuses activités organisées par la revue depuis son origine en 1997, la convivialité de cette nouvelle rencontre au Château de Cerisy a parachevé la transformation de Formules en une sorte de salon littéraire nouvelle manière. Des lecteurs fidèles qui fréquentent depuis des années nos conférences et lectures, voire nos stands au Marché de la Poésie de Paris et aux divers Salons du Livre ou de la Revue, ont rejoint pendant sept jours les membres de l’équipe historique et les collaborateurs habituels et nouveaux. Tout ce monde originaire des quatre coins de la planète a vécu sous le même toit d’ardoises, échangeant des propos plutôt sérieux en journée mais se livrant en soirée à des bals et des spectacles ludiques auxquels ont participé tous les résidants du château. Une conférence commune, sur César Aira, ainsi qu’une lecture littéraire en espagnol ont été organisées avec le Colloque de Littérature Latino-américaine qui se tenait en parallèle au CCIC.
Pendant cette heureuse semaine, Formules a officiellement mis en place un nouvel organigramme. Désirant se consacrer davantage à l’écriture, Bernardo Schiavetta, tout en restant comme directeur fondateur, a cédé la lourde charge de co-directeur à Jean Jacques Thomas, lequel travaillera désormais aux côtés de Jan Baetens, l’autre fondateur de Formules.

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Ce deuxième colloque Formules à Cerisy reprend, pour les renouveler, certaines des questions posées lors de notre première rencontre dans les mêmes lieux, en 2001, dont les actes on été publiés sous le titre de « Le goût de la forme. Écritures et lectures à contraintes1 ». Le passage de la notion de « contrainte » à celle, plus complexe et dynamique, de la relation entre la forme et l’informe correspond tout d’abord à l’évolution interne de la revue, dont le programme s’est élargi au cours de ses parutions annuelles. Peu à peu l’idée de contrainte, que l’équipe de la revue avait toujours mise en œuvre de façon très ouverte et pluraliste, avait montré ses limites. Sur le plan pratique, on regrettait de devoir laisser de côté bon nombre de textes et d’auteurs qui avaient bien le « goût de la forme » sans pour autant se réclamer d’une esthétique de la contrainte. Sur le plan théorique, il s’avérait toujours plus délicat de tracer une ligne claire entre ce qui relevait de la contrainte au sens technique du terme2 et ce qui témoignait d’une prise en considération plus générale de la règle dans les champs littéraire
et artistique. Pour toutes ces raisons, en changeant de sous-titre dès son no 11, Formules est devenue une « revue des créations formelles ».
Un tel changement a favorisé le surgissement de la notion d’informe. Comme on le sait, la poétique de la contrainte a toujours donné une place centrale à un type particulier d’informe : le clinamen, c’est-à-dire l’infraction unique mais voulue à la contrainte que l’on s’impose. Qui plus est, l’intérêt pour le clinamen se rattache d’une certaine façon — du moins à titre d’hypothèse — à la catégorie d’informe en tant que fondement de l’esthétique contemporaine la plus radicale, celle qu’a illustrée par exemple l’exposition L’informe. Mode d’emploi (Beaubourg, 21 mai – 26 août 1996, commissaires d’exposition : Rosalind Krauss et Yve-Alain Bois3). Rappelons que le terme même d’informe est emprunté à Georges Bataille, qui l’avait défini dès 1929 dans la revue Documents : « Un mot dont la besogne est de déclasser, défaire la pensée logique et catégorielle, d’annuler les oppositions sur lesquelles se fonde cette pensée (figure et fond, forme
et matière, forme et contenu, intérieur et extérieur, masculin et féminin, etc.4) »
La notion d'informe touche diversement au champ de la contrainte et de la forme. D’une part, elle permet de repenser l’écriture à contraintes comme une stratégie d’opposition à l’informe. D’autre part, elle problématise le « goût » de la forme comme un « dégoût » de ce qui définit, pour peu qu’on se réclame de l’héritage de Bataille, le côté pulsionnel, physique, « sale » de l’informe.
Le projet du colloque n’était pas seulement d’emboîter le pas à tous ceux qui, dans le sillage de Bois et de Krauss, se sont fait les apôtres de l’informe. Il était plutôt celui de s’interroger sur la persistance des pratiques et des théories de la forme à une époque, celle de l’âge moderne qui naît à la fin du XVIIIe siècle, massivement dominée par la remise en question des formes traditionnelles ou académiques. S’appuyant sur l’observation qu’il existe aujourd’hui un foisonnement de formes et d’anti-formes dans l’art contemporain, ainsi que dans la création poétique au sens large (roman expérimental, littérature numérique, poésie sonore, visuelle, etc.), les organisateurs ont cependant voulu mettre l’accent sur bien d’autres considérations que la description ou l’analyse de la forme en tant que telle. Tenant compte de l’engouement pour l’informe, dont témoigne en littérature un projet comme la Revue de littérature générale (1995-1996), ils ont invité les participants à s’interroger sur la pérennité d’un souci formel à l’intérieur même des pratique de l’informe. L’enjeu fondamental du colloque est devenu dès lors la double polarité entre forme et informe dont Formules a voulu réaffirmer la prépondérance en reprenant l’analyse de ses implications et développements depuis l’aube du xxe siècle jusqu’à nos jours.
Le présent volume reprend la totalité des travaux écrits du colloque. L’ensemble des séances de travail, communications et discussions confondues, a pu être filmé grâce à une aide de la Melodia E. Jones Chair (Centre de Poétique de l’Université SUNY-Buffalo) occupée désormais par Jean-Jacques Thomas, le nouveau co-directeur de Formules. Ces documents audiovisuels seront bientôt consultables en ligne comme une des parties de l’archive du Centre, lequel a engagé une politique de collaboration avec la revue.
La structure de ce livre est double. D’un côté, les communications ont été regroupées en fonction de l’objet particulier qui était le leur : arts visuels, poésie, roman (on trouvera au début de chaque article un résumé bilingue qui présente le corpus concret du texte et les questions théoriques dont partent les auteurs). De l’autre, chacune des trois sections est suivie d’une « performance » qui à la fois résume, illustre et dépasse les enjeux majeurs des sections en question : performance « critique » de Jean-Jacques Thomas, d’abord, qui prolonge la pensée mallarméenne du support matériel de l’écriture et de l’objet d’art ; performance « poétique » de Jean-Marie Gleize, ensuite, qui part d’une réflexion sur l’image pour interroger les échanges possibles entre le texte et son double visuel, photographique aussi bien que cinématographique ; performance « romanesque » de Bernardo Schiavetta, qui a mis en scène une lecture de son work in progress, Daddy Dada, œuvre qui mélange la forme et l’informe dans l’esprit très ancien du genre même du mélange, à savoir la satire ménippée.

1. Voir les actes de ce colloque in Bernardo Schiavetta et Jan Baetens (éd.), Le Goût de la forme. Écritures et lectures à contraintes, Paris, Noésis/Agnès Viénot 2004.
2. Voir l’article de synthèse de Bernardo Schiavetta et Jan Baetens. (in Le Goût de la forme…, op. cit, Annexe, p. 322-323). Il est disponible en ligne sur http://www.formules.net/.
3. Le catalogue de l’exposition a paru aux éditions du Centre Pompidou la même année. Le grand succès du concept d’informe est dû pourtant à la version anglaise de ce livre (Formless. A User’s Guide. New York, Zone Books, 1997).
4. Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 217. Une terminologie plus récente, et anglo-saxonne, parlerait ici de « queer ».

 


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