La ville est avant tout une réalité concrète, l’habitat privilégié qui, par la concentration des cénacles, des librairies, des revues, des maisons d’édition, suscite un climat de création littéraire. De surcroît, nos espaces urbains sont de plus en plus occupés par maints messages textuels ou iconiques, dont l’impact sur la littérature et l’arts s’est particulièrement accentué à partir du XIXe siècle, débouchant sur le goût des formes hybrides dans l’avant-garde, qui s’est toujours plu à mélanger les écrits, les images et les sons. La reprise des affiches publicitaires, média moderne par excellence, par les artistes, des futuristes du début du siècle aux défenseurs du Nouveau Réalisme dans les années 60 et au-delà, reste un bel exemple des échos que la ville suscite au cœur même des jeux formels du texte ou de l’œuvre.
Certes, à part ces évidences, les rapports entre villes et littérature relèvent en grande partie du domaine du contenu, de la thématique. Telles Rome dans La Modification de Michel Butor ou Paris et Venise, entre autres, dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, villes décrites avec plus ou moins de détail, les lieux urbains sont parfois des motifs en soi, et le plus souvent le fond sur lequel se détache tel ou tel personnage, telle ou telle action. Dans ce sens, étant un cadre commun de références, une ville réelle peut être une forme préconstruite. Toutefois, fait encore plus intéressant à notre propos, beaucoup de villes anciennes ou modernes, autant celles qui ont été construites que celles qui sont restées virtuelles, furent conçues sur des plans que l’on pourrait appeler textuels. Depuis l’Atlantide de Platon, en passant par l’Utopie de More et la Cité du Soleil de Campanella, jusqu’à la Brasilia dessinée comme une silhouette d’avion par Lucio Costa, les plans urbanistiques sont souvent non seulement géométriques mais aussi et surtout symboliques. Leurs formes ont une signification. Ces modèles peuvent à leur tour susciter des créations formelles au-delà de leur symbolisation reçue, dont on trouvera quelques exemples dans les pages suivantes. Diversement commentés, Le Stade de Guy Lelong ou Daddy Dada de Bernardo Schiavetta montrent à la fois les enjeux et les possibilités d’une telle symbolisation interactive des formes du livre, de l’architecture et de l’urbanisme.
Coordonné par Jan Baetens (Formules) et Laura Chiesa (State University of New York at Buffalo), le présent numéro réunit l’essentiel des communications du colloque SUNY/Formules qui s’est tenu à Buffalo du 10 au 12 septembre 2009: Urbanités littéraires/Cityscapes Literary Escapes. Cette manifestation internationale a été organisée par le nouveau co-directeur de Formules et nouveau titulaire de la chaire Melodia E. Jones d’études françaises de SUNY, Jean-Jacques Thomas.
La qualité des diverses interventions des protagonistes d’Urbanités littéraires/Cityscapes Literary Escapes a témoigné de la convergence transatlantique entre la chaire et la revue, deux groupes de recherche qui ont mis les créations formelles au cœur de leurs réflexions. Dans les années à venir, cette collaboration est encore appelée à s’intensifier, notamment à travers la plateforme électronique de Formules Arcade, qui permettra aux créations ainsi qu’aux études sur l’écriture de la forme de se développer sur un site web professionnel bilingue, ouvert à tous les défis multimédia que la littérature est en train de rencontrer. Il existe déjà une version pilote de ce site, où la plus grande partie des communications anglophones de Cityscapes ont été réunis. On la trouvera à l’adresse suivante: http://www.ieeff.org/arcade0summary.html.
Formules Arcade donnera donc un meilleur accès aux travaux de sa chaire et à ceux de Formules, tout en les complétant avec des documents impossibles à diffuser sous forme imprimée. C’est le cas de la contrepartie visuelle de notre numéro 13, qui a réuni les études et les créations présentées à notre deuxième colloque de Cerisy, «Forme et informe» (juillet 2008). Non seulement les communications, mais aussi les discussions suscitées par elles, ont été entièrement filmées. Cela sera rapidement mis à la disposition du public, avec un appareil critique fouillé qui augmentera, cela va sans dire, la valeur d’usage de tous ces documents.
Le propos d’Urbanités littéraires/Cityscapes Literary Escapes n’était pas de revisiter une fois de plus les convergences générales ou singulières entre la littérature et la ville, dans la continuité d’ouvrages tels que celui de Philippe Hamon, Expositions: littérature et architecture au xixe siècle (éd. José Corti, 1989), mais plutôt de s’interroger sur quelques ancêtres modernes de l’écriture de la ville, puis sur les manières dont les auteurs contemporains, aussi bien dans la sphère anglo-saxonne que dans le monde francophone, partent d’un nouveau rapport avec la ville pour repenser leur pratique de la forme littéraire.
Les contributions de ce numéro se divisent en quatre grandes parties, dont la dernière, multimédia, est publiée sur le site Formules Arcade.
Un premier volet comprend une série d’analyses de type plutôt historique, détaillant quelques étapes majeures de la rencontre entre l’écriture et la ville. Jan Baetens retrace certains aspects de l’évocation de Bruxelles dans la littérature belge. Alain Chevrier passe en revue les représentations du métro en poésie, avant et après les «poèmes de métro» oulipiens de Jacques Jouet, tandis qu’Andréa Goulet revient sur une invention dont on a peut-être oublié qu’elle fut française: la reproduction du plan de la scène du crime dans le roman policier. Aurore Van de Winkel, quant à elle, aborde la question des «légendes urbaines».
Un second ensemble regroupe une série de microlectures d’œuvres souvent très récentes, françaises ou non. Paris est bien là, notamment à travers des lectures de Microfictions de Régis Jauffret par Christophe Reig et des sombres pensées de Michel Deguy sur les mutations de la ville par Adélaide Russo. Face à ces évocations de la capitale, d’autres paysages urbains sont «de province», comme Strasbourg, par Sima Godfrey. D’autres encore sont européens, américains ou canadiens, révélant ainsi un tout autre imaginaire de la métropole ou de la banlieue, comme on le voit dans les articles de Jean-Jacques Thomas, Bénédicte Gorrillot, Steve Puig, Simon Harel et Daniel Laforest.
Quelques textes hors colloque mais évidemment non hors dossier! servent de tremplin à l’élargissement multimédia qui représente désormais l’horizon de Formules: d’abord l’analyse microscopique par Samuel Lequette d’un roman ‘in situ’peu commun mais respectueux des contraintes de son lieu urbain de production, à savoir Le Stade de Guy Lelong; ensuite une étude par Michel Delville et Stéphane Dawans sur les créations «organiques» d’Arakawa et Gins dont la forme en escargot rejoint la spirale de Formules; enfin un essai de Susana Romano sur la poésie expérimentale en Argentine.
Ce numéro de Formules est aussi le premier à s’ouvrir radicalement au multimédia. Le présent volume se complète donc par une quatrième partie, comprenant d’une part des textes en anglais présentés au colloque mais non retenus pour ce volume essentiellement francophone et d’autre part une série de créations également proposées à Buffalo, dont certaines excèdent de tous points de vue une publication de forme traditionnelle. Lors du colloque, les participants ont eu le plaisir d’assister à des performances liées aux activités dues l’Electronic Poetry Center rattaché à l’université de SUNY-Buffalo (http://www.epc.buffalo.edu/): une lecture de poésie sonore par Steve McCaffery, faite à partir du bottin de la ville de Buffalo, et une lecture-performance de Pequeño Loss Glazier, qui a commenté des travaux en cours dans le domaine de la création numérique en version bilingue. Formules Arcade sert désormais de porte ouverte à ce type de créations souvent mal connues en France. On y trouvera ainsi les créations multimédia correspondant aux performances de Michel Clavel et Bernardo Schiavetta. Radicalement à cheval sur les médias, leurs œuvres se modulent en fonction des supports choisis, en l’occurrence le support-papier et le support numérique. La double présence des créations de Clavel et Schiavetta dans les colonnes de Formules et sur l’écran de Formules Arcade a valeur de manifeste. Leurs œuvres sont multiples et se transforment au gré des lieux de production.
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Aux derniers moments de la préparation de ce numéro, les tragiques événements de Haïti ont secoué le monde entier. En hommage aux victimes de la catastrophe ayant frappé leur pays et leur ville, nous avons décidé de dédier ce numéro à la ville détruite de Port-au-Prince.
Jan Baetens, Laura Chiesa & Bernardo Schiavetta