Voulait-il pleuvoir dans ce lieu enchanté
? Des vapeurs bleuâtres, au fond, devant la montagne ou accrochées
à ses pentes. Mais, de la première vision il nétait
resté que la jeune fille au milieu des pies et latmosphère
de clairière. Cétait du temps de M. Depuis on avait
été plusieurs fois dans la forêt, au lieu dit Sassafras,
près de Nerriga, sur la piste de Braidwood. Seul, ou avec Sylvie,
avec Natasha. Telle ou telle dentre elles y avait été
nue et il y avait un tronc darbre couché entre deux arbres
dressés, comme dans un paysage de Glover, où il ny
a jamais personne. Nue et blanche, comme les écorces claires, ou
même blonde et rose. Mais la jeune fille est noire, elle a toujours
été noire dans ce lieu enchanté.
Est-ce le matin, et que les brumes ne sont pas encore complètement
dissipées ? Ou le début daprès-midi et quelles
se sont reformées, ou bien une heure après la pluie et que
la brise na pas fini de balayer les flancs de la montagne? Lorsquon
se sentait seul et déraciné, on pensa habiter dans la forêt
pour y contracter un attachement, voir si la terre mal clôturée,
ses termitières rougeâtres, les animaux de la brousse nous
y réclameraient. Il aurait fallu y séjourner debout, comme
les chasseurs, les guerriers et les chamans. Comme M. marchant à
grandes enjambées et cependant Gradiva. Des fougères arborescentes,
des terriers de wombats, du lit du ruisseau qui ne coule que deux
mois par an, des orchidées mauves et blanches minuscules, rien
napparaît dans cette image. Lon sait ou lon imagine
que M. fréquentait régulièrement le Musée,
dont une grande partie a été transformée depuis quon
a quitté cette ville. Elle racontait, ou bien on la rêvé,
quà la cafeteria une vieille dame aux cheveux bleus demandait
un thé fait avec de leau très bouillante. M. restait
près de locéan, elle ne fréquentait pas la
forêt. La jeune fille a le dos tourné à la montagne,
cest peut-être à locéan, invisible mais
où nous sommes, que son immobilité sadresse. Elle
na pas de nom, parce quelle est de tout temps, sest
dit Jacques dès leur première rencontre.
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Il
avait résolu de ne pas lappeler La, ce qui eût fait delle
un être exotique et substantif, alors quelle nest ni lun
ni lautre, ni même M., en dépit de la longue jupe bleu
de prusse qui lui monte des chevilles jusque bien au-dessus des hanches.
Jacques sait où elle loge, ou presque, il ne se trompe pas de salle,
mais il la croyait adossée au mur du fond, elle est sur une paroi
latérale près de ce fond, assez bas, un peu plus bas quavant,
croit-il, comme quelquun qui aurait changé de maison sans quitter
le quartier, voire en demeurant dans la même rue. Quand il était
revenu à Sydney, trois ans auparavant, tous ses amis et collègues
sétaient ainsi déplacés de quelques centaines
de mètres, ou de quelques portes, ni plus ni moins : le Professeur
Kupka, Ginette Feldman, Steve Russo, Babette Northrop, Hubert Jeannot, George
Carrington... Nest-ce pas ce quil eût fait lui aussi,
sil était resté avec Sylvie ou avec Jill : acheter la
maison en face de limmeuble Wandal, à Coogee, ou celle dà
côté, ou changer détage ? De telle façon
que dans cet infime écart, parfois répété ou
inversé, tenait une vie, limage de lévénement
invisible mais poignant dans sa nullité, la ségrégation
dont le temps nous rend lobjet et lautre, avec lequel
nous ne parlons plus et qui nose plus nous dire bonjour, cest
nous, habitant encore au 11 au lieu du 27, du côté ombre au
lieu du côté soleil, ou bien le contraire.
La jeune fille aborigène, il a souvent parlé delle sans
la voir ni le savoir. Sans se souvenir delle, sans la nommer, elle
a été lexemple, le modèle dune présence
et dune instance poétique, dune fidélité
à lespace. Il navait pas besoin de lui rendre visite,
il nosait même plus, il savait quelle serait là,
malgré la dégradation de la survie de son peuple, laltération
des murs, les séismes, les incendies incontrôlés.
Son paysage a regagné la ville, ouvert une clairière dans
la forêt des édifices, une claire-voie dans la toiture du ciel
qui couvre le hangar urbain. |
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Il était avec elle
la mémoire que loubli manifeste au lieu de leffacer,
ce que lévanouissement laisse dindélébile
dans les couloirs aériens des senteurs.
Mais maintenant il se précipite vers elle
avec une déraisonnable inquiétude. Comme sil nétait
retourné ici que pour elle et quelle pouvait manquer au rendez-vous.
Comme si elle était lidentité dune personne
aimée, prise dans le cadre du miroir et quen sa disparition
notre image sy fût abîmée, annulant la garantie
du regard. Comme si elle avait pu devenir la proie dun silence glaçant,
ayant pris froid une année dans lhiver de la montagne, à
lintérieur des terres. Comme si lui-même, nétant
plus quà peine le même, était sur le point de
partir loin dici et de tout, et quil fallût faire des
adieux définitifs sur ce quai des images.
Il monte les marches du porche, dont la pierre est acérée,
il franchit les portes de bronze verdies, il est déconcerté
par les gardiens du Musée qui le laissent passer sans rien lui
demander, avec son appareil de photo, sans linterroger, car lentrée
est libre et gratuite et lon ne craint rien pour les uvres
exposées. Ils ignorent ce quil vient faire ici, ils nont
pas pensé quil y avait encore des fous qui puissent entretenir
un tel désir, une telle angoisse, limagination de rapports
aussi privés dans un lieu public. Et pour qui tout don et tout
accès au monde, toute amitié des choses et toute oblation
passent encore par limpulsion et la timidité amoureuse. Il
glisse sur les dalles de marbre brillant des nouvelles salles qui laveuglent,
où les grandes toiles aux couleurs vives des jeunes peintres audacieux
légarent et le font tourner en rond, sans trouver lissue.
Comme si lon ne voyait rien dehors, sous le ciel plat et rond où
pointe la toupie dorée de Centrepoint et que la seule fenêtre
fût là, au fond de la salle du tournant du siècle,
sous les hautes verrières grises et poussiéreuses, et elle
à la fenêtre fraîche par une grande chaleur, tournée
vers lintérieur de son sourire. Ou bien les gardiens, jamais
les mêmes, toujours semblables, étaient-ils complices de
lenfant aux cheveux gris qui entrait, ces hommes et ces femmes en
uniforme, dun âge quelconque, qui lavaient vu grandir
et vieillir dun il amusé, indulgent ?
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