Didier Coste

DAYS IN SYDNEY

Extrait n° 1 (p. 71 à 73). Troisième Journée.

Voulait-il pleuvoir dans ce lieu enchanté ? Des vapeurs bleuâtres, au fond, devant la montagne ou accrochées à ses pentes. Mais, de la première vision il n’était resté que la jeune fille au milieu des pies et l’atmosphère de clairière. C’était du temps de M. Depuis on avait été plusieurs fois dans la forêt, au lieu dit Sassafras, près de Nerriga, sur la piste de Braidwood. Seul, ou avec Sylvie, avec Natasha. Telle ou telle d’entre elles y avait été nue et il y avait un tronc d’arbre couché entre deux arbres dressés, comme dans un paysage de Glover, où il n’y a jamais personne. Nue et blanche, comme les écorces claires, ou même blonde et rose. Mais la jeune fille est noire, elle a toujours été noire dans ce lieu enchanté.
Est-ce le matin, et que les brumes ne sont pas encore complètement dissipées ? Ou le début d’après-midi et qu’elles se sont reformées, ou bien une heure après la pluie et que la brise n’a pas fini de balayer les flancs de la montagne? Lorsqu’on se sentait seul et déraciné, on pensa habiter dans la forêt pour y contracter un attachement, voir si la terre mal clôturée, ses termitières rougeâtres, les animaux de la brousse nous y réclameraient. Il aurait fallu y séjourner debout, comme les chasseurs, les guerriers et les chamans. Comme M. marchant à grandes enjambées et cependant Gradiva. Des fougères arborescentes, des terriers de wombats, du lit du ruisseau qui ne coule que deux mois par an, des orchidées mauves et blanches minuscules, rien n’apparaît dans cette image. L’on sait ou l’on imagine que M. fréquentait régulièrement le Musée, dont une grande partie a été transformée depuis qu’on a quitté cette ville. Elle racontait, ou bien on l’a rêvé, qu’à la cafeteria une vieille dame aux cheveux bleus demandait un thé fait avec de l’eau très bouillante. M. restait près de l’océan, elle ne fréquentait pas la forêt. La jeune fille a le dos tourné à la montagne, c’est peut-être à l’océan, invisible mais où nous sommes, que son immobilité s’adresse. Elle n’a pas de nom, parce qu’elle est de tout temps, s’est dit Jacques dès leur première rencontre.

Il avait résolu de ne pas l’appeler La, ce qui eût fait d’elle un être exotique et substantif, alors qu’elle n’est ni l’un ni l’autre, ni même M., en dépit de la longue jupe bleu de prusse qui lui monte des chevilles jusque bien au-dessus des hanches.
Jacques sait où elle loge, ou presque, il ne se trompe pas de salle, mais il la croyait adossée au mur du fond, elle est sur une paroi latérale près de ce fond, assez bas, un peu plus bas qu’avant, croit-il, comme quelqu’un qui aurait changé de maison sans quitter le quartier, voire en demeurant dans la même rue. Quand il était revenu à Sydney, trois ans auparavant, tous ses amis et collègues s’étaient ainsi déplacés de quelques centaines de mètres, ou de quelques portes, ni plus ni moins : le Professeur Kupka, Ginette Feldman, Steve Russo, Babette Northrop, Hubert Jeannot, George Carrington... N’est-ce pas ce qu’il eût fait lui aussi, s’il était resté avec Sylvie ou avec Jill : acheter la maison en face de l’immeuble Wandal, à Coogee, ou celle d’à côté, ou changer d’étage ? De telle façon que dans cet infime écart, parfois répété ou inversé, tenait une vie, l’image de l’événement invisible mais poignant dans sa nullité, la ségrégation dont le temps nous rend l’objet — et l’autre, avec lequel nous ne parlons plus et qui n’ose plus nous dire bonjour, c’est nous, habitant encore au 11 au lieu du 27, du côté ombre au lieu du côté soleil, ou bien le contraire.
La jeune fille aborigène, il a souvent parlé d’elle sans la voir ni le savoir. Sans se souvenir d’elle, sans la nommer, elle a été l’exemple, le modèle d’une présence et d’une instance poétique, d’une fidélité à l’espace. Il n’avait pas besoin de lui rendre visite, il n’osait même plus, il savait qu’elle serait là, malgré la dégradation de la survie de son peuple, l’altération des mœurs, les séismes, les incendies incontrôlés. Son paysage a regagné la ville, ouvert une clairière dans la forêt des édifices, une claire-voie dans la toiture du ciel qui couvre le hangar urbain.

Il était avec elle la mémoire que l’oubli manifeste au lieu de l’effacer, ce que l’évanouissement laisse d’indélébile dans les couloirs aériens des senteurs.
Mais maintenant il se précipite vers elle avec une déraisonnable inquiétude. Comme s’il n’était retourné ici que pour elle et qu’elle pouvait manquer au rendez-vous. Comme si elle était l’identité d’une personne aimée, prise dans le cadre du miroir et qu’en sa disparition notre image s’y fût abîmée, annulant la garantie du regard. Comme si elle avait pu devenir la proie d’un silence glaçant, ayant pris froid une année dans l’hiver de la montagne, à l’intérieur des terres. Comme si lui-même, n’étant plus qu’à peine le même, était sur le point de partir loin d’ici et de tout, et qu’il fallût faire des adieux définitifs sur ce quai des images.
Il monte les marches du porche, dont la pierre est acérée, il franchit les portes de bronze verdies, il est déconcerté par les gardiens du Musée qui le laissent passer sans rien lui demander, avec son appareil de photo, sans l’interroger, car l’entrée est libre et gratuite et l’on ne craint rien pour les œuvres exposées. Ils ignorent ce qu’il vient faire ici, ils n’ont pas pensé qu’il y avait encore des fous qui puissent entretenir un tel désir, une telle angoisse, l’imagination de rapports aussi privés dans un lieu public. Et pour qui tout don et tout accès au monde, toute amitié des choses et toute oblation passent encore par l’impulsion et la timidité amoureuse. Il glisse sur les dalles de marbre brillant des nouvelles salles qui l’aveuglent, où les grandes toiles aux couleurs vives des jeunes peintres audacieux l’égarent et le font tourner en rond, sans trouver l’issue. Comme si l’on ne voyait rien dehors, sous le ciel plat et rond où pointe la toupie dorée de Centrepoint et que la seule fenêtre fût là, au fond de la salle du tournant du siècle, sous les hautes verrières grises et poussiéreuses, et elle à la fenêtre fraîche par une grande chaleur, tournée vers l’intérieur de son sourire. Ou bien les gardiens, jamais les mêmes, toujours semblables, étaient-ils complices de l’enfant aux cheveux gris qui entrait, ces hommes et ces femmes en uniforme, d’un âge quelconque, qui l’avaient vu grandir et vieillir d’un œil amusé, indulgent ?



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