Didier Coste

DAYS IN SYDNEY

Extrait n° 1, suite et fin (p. 76 à 79). Troisième Journée.

Elle est adossée à la montagne, tournée vers l’océan (où Jacques est entré en tremblant, où les vagues le bousculent), elle est là, si mal éclairée, elle se doit toute sa lumière, qui se fait peu à peu, par ses propres moyens, quand on l’a trouvée dans son humble recoin, accrochée trop bas, en dessous d’une toile énorme, séparée de la montagne par la distance de plusieurs heures de marche, d’une grande fatigue et de ce feu allumé la veille par la combustion spontanée des feuilles dans un creux et encore mal éteint, fumant blanc après la rosée nocturne. N’étant ni de la mer, ni de la terre, elle n’est pas étendue sur le flanc, comme sa sœur de Copenhague ; mais elle n’est pas du ciel non plus, auquel elle n’atteint pas, la montagne, derrière elle, après une dépression, ravine ou vallée, dépassant la figure dans la perspective frontale en légère contre-plongée. Elle ne se balance pas, jambes levées dans un vol de dentelles, sur une escarpolette. N’étant ni de la terre ni de l’eau, elle n’est pas accroupie, elle ne cueille pas de fleurs, ne glane pas de chaumes, elle ne se penche pas vers la source, elle n’a pas de reflet, elle n’émerge pas redressée dans un geste de triomphe, traînant derrière elle une longue et lourde chevelure gorgée de liquide et de sel, à tordre. N’étant pas du feu, elle ne se convulse pas dans les flammes, elle ne brandit pas de drapeau, elle ne lève pas les bras au-dessus de sa tête. Ses cheveux ne sont pas hérissés, pointant dans toutes les directions, ni serpents lovés ou sifflants, ils entourent sagement son visage, sans rien de sauvage. Elle est simplement debout, au milieu de l’espace défini dont elle émane par une exacte nécessité. C’est alors, dans ce qui découle d’elle à son tour, que Jacques s’aperçoit qu’il a tout oublié.
C’est-à-dire l’essentiel. Le visible et le nommé, l’inaudible de la peinture, son intériorité, son harmonie. L’œuvre s’appelle La Leçon de musique, la jeune fille joue de la flûte, les pies sont groupées autour d’elle, les unes posées, les autres accourant, volant ou sur le point d’atterrir, pour l’écouter. De cela il ne se souvenait plus. Ou il ne se rappelait pas qu’il se souvînt, car il n’en était rien resté de conscient ni de concrètement verbalisé. Il avait échoué à cet examen ; sa mémoire l’avait trahi à son intime bénéfice et à celui d’une vérité plus profonde et plus fraîche que celle de ses sentiments apparents et de ses actions œuvrées pour la survie sociale et animale.

La jeune fille, la mémoire fidèle à sa propre fidélité, étant trop pour se rendre responsable devant les catalogues et les inventaires enregistrés, joue de la flûte, d’une flûte traversière en bois, qui a la longueur approximative de ses épaules et la couleur des parties les plus claires de sa peau, mais si mince que, plutôt qu’un instrument par où le souffle peut passer et se convertir en charme, elle paraît un simple trait marquant le biais, l’élévation imperceptible de toutes choses vers la droite du tableau : la barre rocheuse, comme la montagne, se hausse légèrement avant de retomber un peu, les pies sur la droite sont plus haut que sur la gauche, ainsi que se déforme la ligne du bas de la jupe en velours bleu-vert, sous l’effet d’une brise ou d’une herbe à laquelle le tissu est retenu, et le sein gauche de la jeune fille est remonté par la position du bras correspondant.
Passée la surprise, pour ne pas dire la honte au constat de l’oubli, puisqu’il n’y a pas le moindre doute et que ce n’est pas en son absence que la jeune fille, devenue grande, s’est mise à jouer de la flûte, Jacques se demande où et comment l’image réelle, et surtout le son de cette musique ont pu opérer dans sa vie pendant tant d’années où ni la vue ni l’image acoustique, ni les mots de « flûte » et de « musique » n’avaient, de cette toile tant aimée, fait surface. Il fallait bien qu’il y en ait eu quelque trace, la perte totale, sans reste, était inadmissible autant qu’improbable, surtout en tenant compte de la force avec laquelle la scène du tableau avait continué de l’attirer à elle, d’exiger mention et reconnaissance dans tant de conversations et de s’incorporer pour lui-même et pour autrui à cette liste de particularités qui le spécifiait, le rendait attachant, agaçant ou immonde, selon les goûts et les opinions; mais alors sous quelle forme avait-elle transparu, cette musique effacée et inentendue ?
La réponse était-elle dans le nombre ? Celui des pies : deux en bas à droite, quatre en bas à gauche, attentives, le bec levé vers la source de la mélodie; trois en haut à droite, dont deux déjà posées sur l’arête rocheuse délimitant le plan central, et une en vol, au-dessus des autres, cherchant sa place ; six, sans doute, difficiles à compter, se précipitant dans une grande confusion d’ailes, en haut à gauche, vers un poste d’écoute sur la même arête. Le pair et l’impair, les multiples de deux et de trois, dans le silence du mètre. Ses efforts lourdauds pour composer un vers classique, organiser des formes strophiques, était-ce la réponse ?

Ou peut-être l’oubli thématique déplaçait-il et servait-il d’écran à ce qu’il avait voulu constamment ignorer pendant son exil, dit volontaire, et dont l’interprétation s’imposait à lui tout à coup, comme la solution trop facile d’une devinette ou d’un rébus (« Que je suis bête ! ») : la nostalgie de Sydney contenue de façon criante dans le nom du peintre. Sydney Long : « longing for Sydney ».
De tant fixer la petite toile, de tant quêter dans son détail inépuisable la solution d’un problème informulé, Jacques, à mesure que la lumière baissait, s’était laissé envahir par une tension de tous les muscles, une fatigue qui lui montait des jambes et des hanches jusqu’au cœur, à la nuque et à la gorge, et en même temps il résistait inconditionnellement au besoin de remuer, de détendre ses muscles, ou de se reposer. Pas question de s’en aller d’ici avant qu’elle ait fini de jouer. Comme s’il lui devait cet honneur et cette tendresse, de l’entendre encore et encore, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que la mémoire retrouvée se confonde avec la trivialité du présent, parce qu’elle avait été fidèle à un impossible rendez-vous en dépit de son inconstance et de sa légèreté à lui, et malgré la désinvolture avec laquelle il avait, lui, vieilli et renoncé au meilleur de ce qu’il avait à offrir, la passion et le ton de la passion, la tonalité qu’exhalait cette toile par son extrême concentration, l’extrême limitation de ses moyens et l’absence de toute couleur agressive. Pas question non plus de s’asseoir devant elle : non qu’il la vénérât, qu’il craignît de lui manquer de respect (rien en elle — malgré le tumulus derrière elle — d’une morte apparue sur sa tombe ; elle défiait toute réclusion au royaume des ombres) ; mais elle demandait de rester debout devant elle, comme si sa musique était une étreinte, ou plutôt comme si la chair douce et vivante d’une aimée qui n’était pas elle et dont le nom s’était perdu au bout de la langue, allait bientôt répondre, dans la forêt des essences odorantes, à l’écoute intense et vaine.
Alors, seul dans cette salle, il fut pris d’une sorte de malaise, vertige ou nausée. La fatigue, le cœur. On étouffait ici. Il était urgent de sortir, de respirer l’air bruyant et empuanti de l’heure de pointe au carrefour du Domain. Quelque chose l’appelait dehors, qu’il ne trouvait plus ici, dont il était seulement venu recueillir l’inéluctable avertis-sement, quelque chose, pensa-t-il, qui ne sera jamais en moi, inapte au chant, même si un tel regard veut m’en persuader et me faire reprendre la phrase délicate dispersée entre la montagne et la mer.

 


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