FORMULES

Éditorial du numéro Hors série


L'INSOUTENABLE LÉGÈRETÉ DES CONTRAINTES

On peut parler d'une insoutenable légèreté de la contrainte. Cela fait plus d'un lustre que Formules, revue des littératures à contraintes, défend et illustre cette proposition paradoxale.

D'aucuns trouvent toute contrainte insoutenable, d'autres déplorent qu'elle aboutisse à des textes trop légers. Pour notre part, nous ne voyons pas comment un texte peut être soutenu s'il n'est pas fondé sur des contraintes, et nous pensons qu'un écrivain n'est pas obligé d'être lourd pour être sérieux.

Ce numéro hors série est consacré aux jeux littéraires. Nous avons écarté les jeux littéraires au sens étroit, au profit de textes relevant d'une littérature à la fois ludique et expérimentale. Les textes qui suivent, qu'ils soient en prose ou en vers, ou qu'ils relèvent d'une zone intermédiaire, ont été retenus parce qu'ils nous paraissent « tenir », poétiquement parlant.

En ouverture, Hervé le Tellier, membre de l'Oulipo et fan de la Joconde, nous donne un texte inédit sur les noms propres et leur destin, tandis que Jean-Bernard Pouy, bien connu pour ses romans noirs, poursuit la veine parodique de ses interventions sur les ondes de France Culture, dans l'émission « Des Papous dans la tête ».

Après ces jeux dans la prose, les textes qui suivent obéissent à des contraintes plus sévères, ce qui n'empêche pas qu'ils puissent eux aussi faire sourire ou rire. Ces contraintes — ou ces jeux, c'est tout un — portent respectivement sur la phrase, le mot, la syllabe et la lettre, selon une progression qui va du composant linguistique le plus global au plus élémentaire.

Certains des auteurs mobilisés indiquent en note leur contraintes, d'autres préfèrent les garder pour eux et laisser au lecteur le plaisir de les deviner.

Cette dernière option est celle qu'a prise Michel Clavel, qui nous donne un jeu sur les phrases dont la contrainte génératrice est facile à découvrir si l'on relit ce texte à partir de la fin, d'autant que le titre met sur la voie de son explication.

La rubrique consacrée aux jeux sur les mots s'est concentrée sur une grande oubliée, la rime. Armel Louis, auteur d'un dictionnaire Robert des rimes qui est sans équivalent, joue avec leur forme en alignant des interjections monosyllabiques, tandis qu'Alain Chevrier joue avec leur sens dans un poème aux rimes homophones homographes.

Les jeux de syllabes sont représentés par un sonnet en mots monosyllabiques de Gilles Esposito-Farèse, qui est de surcroît lipogrammatique en e, par des haïkus de même texture de Chantal Robillard, et par deux textes d'Alain Chevrier, qui vient de faire paraître une histoire de cette contrainte aux Belles Lettres.

Les jeux de lettres se taillent la part du lion, et ils suivent des contraintes traditionnelles ou nouvelles, tantôt simples et tantôt « complexes ».

Tout d'abord, deux sonnets palindromiques de Jacques Perry-Salkow témoignent de la fluidité souveraine de ce poète dans une forme qui, en ce qui concerne le domaine français, est née au cours de cette année palindromique.

Dans face à face Bernardo Schiavetta met en parallèle deux vers formés par les mêmes mots mais dont l'ordre syntaxique est rigoureusement palindromique ; ils sont imprimés tête-bêche, en boustrophédon, pour donner une illusion de reflets. Illusion, car les caractères alphabétiques eux-mêmes ne sont pas inversés « en miroir » comme on pourrait le croire au premier coup d'oeil. La mise en abyme typographique traduit la répétition infinie et vide de deux miroirs mis face à face.

Deux palindromistes purs, David Gerko et Stéphane Susanna, qui paraissent si proches alors que leurs thèmes s'opposent comme les larmes au rire, démontrent qu'ils sont également à l'aise avec cet instrument difficile aux résultats souvent ingrats qu'est le palindrome de lettres. L'accompagnement de Nicolas Graner relève de la même contrainte dans le domaine musical, laquelle évoque d'illustres précédents historiques.

Autre contrainte symétrique, analogue à la contrainte upside down dans l'ordre de l'image, le sonnet en langue patagonne de Gilles Esposito-Farèse : ce texte, qui nous est parvenu des antipodes, est rédigé dans une langue incompréhensible, mais on peut en lire la traduction française si on retourne la page de haut en bas. On aura reconnu une contrainte perequienne, le palindrome vertical.

Le sonnet qui suit est une forme originale de sonnet palindromique : le palindrome de phonèmes, à distinguer du palindrome phonétique de Luc Étienne, lequel était conçu pour pouvoir s'entendre dans les deux sens sur une bande magnétique.

Un autre sonnet du même auteur est un lipogramme qui n'utilise que les lettres de la première ligne du clavier: on connaissait celui où l'on n'utilise que la moitié, droite ou gauche, de ce même clavier, et ces deux formes nous rappellent combien le médium peut influer sur le message.

Alain Zalmanski salue avec pompe et malice l'année palindromique, dans une grande ode au palindrome qui est en fait un poème anagrammatique sur le mot palindrome. Élisabeth Chamontin reprend avec non moins d'humour le fil de la tradition du poème anagrammatique qui va d'Unica Züm à Michelle Grangaud.

Lucien Suel, transplantant Orphée en terre picarde, associe plusieurs contraintes dans son poème : acrostiche, télostiche, et vers isolettriques.

Gilles Esposito-Farèse, décidément polymathe, nous donne encore un sonnet en lettres, avec sa formule développée.

Les monovocalismes en e de Georges Perec dans les Revenentes ont été repris de façon originale par Pierre Fustec dans un petit dictionnaire qui se suffit à lui-même, et par Chantal Robillard dans un lexique plus spécialisé.

Pour terminer, nous avons retenu trois exemples d'une série de 24 sonnets de Patrick Flandrin : ils sont écrits selon une contrainte qu'il a découverte et qu'il a baptisée « les montagnes russes », car chaque mot ne diffère du mot précédent et du mot suivant que par une lettre de plus ou de moins. Roulez, manège !

Tout au long de ce choix, intercalés entre les différentes parties comme des illustra­tions (ils relèvent autant du textuel que de l'iconique), les « ambigrammes » écrits et dessinés par Jacques Perry-Salkow et par Gilles Esposito-Farèse, sont eux aussi une application de la contrainte palindromique.

Année palindromique oblige, nous avons en effet privilégié ce type de contraintes portant sur diverses formes de symétrie.

À ce propos, il est à souligner qu'à l'instar du groupe fondé par Raymond Queneau et François le Lionnais, les auteurs du réseau ici représenté n'appartiennent pas tous au monde littéraire, mais pour la plupart travaillent dans le monde scientifique (physique, informatique, mathématique, sans parler de quelques sciences plus molles), voire dans d'autres arts (musique). Ils s'interconnectent et diffusent leurs travaux dans un univers parallèle à l'imprimé, où le lecteur pourra les rejoindre (oulipo@quatramaran.ens.fr).

Enfin, comme les textes issus d'une contrainte induisent un type de lecture active, où le lecteur retrouve certains des chemins empruntés ou tracés par l'auteur, nous conclu­rons cette présentation par cette invite fort sérieuse

« Et maintenant, chers lecteurs, à vous de jouer ! »


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